Transcription épisode 4

Ceci est la transcription de l’épisode 4 de Nolotec Podcast.

Origines Apple III

L'industrie de l'informatique a cela de remarquable que chaque entreprise essaye d'enterrer ses propres produits en sortant de nouvelles versions pour éviter qu'un concurrent ne le fasse. La plupart du temps, les ingénieurs travaillent sur la prochaine version avant même que le produit ne soit en vente.

C'est presque le cas ici avec ce qui deviendra l'Apple III . En effet, dès 1978, le conseil d'administration donne à Steve Jobs les coudées franches pour développer le successeur de l'Apple II.

Le contexte n'a rien à voir par rapport à la sortie de la machine de Woz. Le marché est très différent. Alors que l'Apple II n'avait presque pas de concurrence à sa sortie, ce n'est pas du tout le cas pour son successeur. En 1980, le marché est submergé par des ordinateurs faits par des entreprises telles qu'Atari, Commodore, le Sinclair ZX80 ou encore Tandy avec son TRS-80. Bref, chacun essaie de tirer son épingle du jeu car le marché est en très forte progression, c'est un peu la ruée vers l'or et ce n'est que le début.

Outre les sociétés citées, il manque un acteur de taille de l'industrie : l'ogre IBM. Jusqu'ici, la société n'était pas intéressée par le marché des ordinateurs personnels, préférant se focaliser sur son terrain de jeu de toujours, c'est-à-dire les gros systèmes vendus à prix d'or à de très grandes entreprises ou institutions.

Cependant, IBM ne peut pas se permettre d'ignorer indéfiniment cette partie de l'industrie. Ainsi, IBM a prévu de sortir son propre ordinateur personnel en aout 1981, appelé sobrement l'IBM-PC.

De son côté, Apple sait que le succès de l'Apple II ne peut pas durer éternellement. La direction pense qu'il a bien servi mais qu'il est temps de le remplacer. La stratégie choisie est la suivante : l'Apple II sera positionné comme l'ordinateur pour les bidouilleurs et l'Apple III sera la machine sérieuse, faite pour travailler et pour le marché des entreprises.

Le projet Sara (nom de code de l'Apple III d'après le prénom de la fille de Wendell Sander, chef de projet) a les spécifications suivantes : le but est qu'il soit un Apple II sous stéroïde, la version Ben Johnson ou Lance Armstrong si vous préférez, mais orienté pour le marché professionnel. Apple se rend évidemment compte du succès de l'Apple II auprès des entreprises grâce à VisiCalc et veut capitaliser sur cet intérêt avec l'Apple III. 

Le projet Sara est aussi la réponse d'Apple à IBM et son IBM-PC qui doit sortir un an après la sortie de l'A3. La société de Cupertino compte ainsi couper l'herbe sous le pied du dinosaure new-yorkais. Enfin, l'Apple III doit faire le lien entre l'Apple II et le Lisa, ordinateur encore en développement, qui doit être le futur d'Apple. On abordera d'ailleurs toute l'histoire du Lisa dans le prochain épisode.

L'Apple III doit donc être un Apple II mais en mieux à tous les niveaux : il doit avoir plus de mémoire, un meilleur microprocesseur, un lecteur de disquettes cette fois-ci intégré, un écran, lui aussi intégré, produit par Apple (donc pas besoin de trouver une télévision ou un moniteur comme pour l'A2).

L'Apple III aura aussi SE plus robuste, un affichage avec 80 caractères par ligne de base, alors que pour l'Apple II il fallait une carte d'extension. Tout cela est décidé presque exclusivement pour pouvoir utiliser ViciCalc et les logiciels de traitement de texte de manière optimale.

Enfin, l'Apple III doit pouvoir gérer les caractères en majuscule et minuscule et aussi intégré un clavier numérique.

Il est livré avec son écran monochrome intégré, appelé sobrement Monitor III. Autant la couleur était un atout pour l'Apple II, autant pour l'Apple III elle est abandonnée : après tout, on n'est pas là pour déconner, on est là pour bosser. Il est tout de même possible de connecter un autre écran, qui peut être couleur si vous le souhaitez.

En effet, même si l'Apple III n'a que 4 ports d'extension par rapport aux 8 de l'Apple II, de nombreux ports sont intégrés à la machine comme un port pour imprimante et joystick, un port pour connecter un écran et un autre pour connecter plusieurs lecteurs de disquettes supplémentaires.

Sur le marché apparait depuis quelque temps, à la fin des années 70, des produits bizarres, entre la machine à écrire et l'ordinateur. Ce sont en fait des ordinateurs qui ne font que du traitement de texte, mais qui le font bien. Ils commencent à pulluler dans les bureaux et sont très populaires auprès des secrétaires. La marque Wang Laboratories a d'ailleurs beaucoup de succès avec ses produits et réussit à vendre ses ordinateurs à un rythme beaucoup plus soutenu que la vente des Apple II que ce soit aux USA ou en Europe.

L'Apple III va donc entrer en concurrence directe avec ces ordinateurs spécialisés.

Pour garantir le succès de l'Apple III dès sa sortie, il est décidé qu'il doit être rétro-compatible avec les logiciels de l'Apple II pour capitaliser sur son succès. Ainsi, qu'importe si l'Apple III n'a pas beaucoup de logiciels à sa sortie, l'utilisateur pourra toujours utiliser la myriade d'applications de l'Apple II.

L'Apple III est le premier ordinateur d'Apple qui n'est pas conçu par Steve Wozniak. Pire, il ne travaillera jamais dessus. Il est totalement exclu de l'équipe de développement. 

L'Apple III est donc le premier ordinateur chez Apple développé de manière beaucoup plus classique par un groupe de personnes. Cependant, la société de Cupertino n'a jamais travaillé de la sorte et n'a jamais géré un projet aussi complexe. Cela va poser des problèmes à tous les niveaux. Par exemple, les chefs de projet ont beaucoup de mal à prédire la durée de développement des différents éléments constitutifs de l'Apple III. 

La société découvre alors la loi de Hofstadter : Il faut toujours plus de temps que prévu pour le développement d'un projet, même en tenant compte de la loi de Hofstadter. Une loi qui décrit à merveille le développement informatique.

En parallèle, Apple grandit à une vitesse phénoménale. Elle embauche à tour de bras, notamment des managers. Malheureusement, le fait d'ajouter des personnes au projet Apple III ne va pas accélérer son développement, bien au contraire. En effet, ce n'est pas parce qu'on se met à 4 pour faire un enfant qu'il naitra en deux fois moins de temps. Blague à part, plus il y a de personnes dans un projet, plus il y a un besoin de structure et d'organisation. Chacun doit se coordonner, ce qui est plus simple avec une équipe de 10 personnes qu'avec une équipe de 100. D'où la nécessité de faire des réunions régulièrement et c'est à partir de là que cela commence à être l'enfer. 

Tout cela ajoute de la complexité à la gestion déjà bien délicate de l'Apple III.

L'ordinateur est développé par un comité qui comprend des ingénieurs, des commerciaux et des spécialistes du marketing. Rien que cela ne dit rien qui vaille...

Néanmoins, la fiche technique de l'Apple III est alléchante : il est deux fois plus rapide que l'Apple II, il a deux fois plus de RAM et son écran et son lecteur de disquette sont intégrés. De prime abord, il ressemble bien au super Apple II annoncé. 

Cependant, il ne lui ressemble pas, mais alors pas du tout. Il n'y a aucun air de famille et pour cause. Autant l'A2 est svelte tel un athlète au haut de sa forme, autant l'Apple III ressemble à un body builder sur le retour : il pèse 11 kilos et il est plus gros en tout point que l'Apple II. En effet, il est plus large, plus profond et plus haut. Même son prix est plus impressionnant : il est 3 fois plus cher que l'Apple II à sa sortie, et cela pour la version de base...

Cela n'empêche pas Apple tout miser sur l'Apple III : la direction compte arrêter la vente des Apple II une fois l'Apple III bien installé. Beaucoup dans le management pensent qu'une fois l'Apple III bien ancré sur son marché, l'Apple II cessera de se vendre dans les 6 mois. D'ailleurs, tous les projets de développement pour l'Apple II sont annulés et les ingénieurs sont redispatchés sur l'Apple III en prévision de la mort de la machine de Woz.

Autre élément démontrant le favoritisme : l'Apple II a été castré pour favoriser l'Apple III. Par exemple, quand l'Apple III sort, Apple fait en sorte que l'A2 ne peut pas recevoir de disque dur ou avoir plus de 128k de mémoire. Rien ne doit être mieux sur l'Apple II que sur l'Apple III, quitte à se tirer une balle dans le pied.

L'Apple III est lancé en grande pompe à Disneyland devant 10 000 personnes. Jobs voit les choses en grand : il invite des groupes de musique pour mettre de l'ambiance et les invités sont transportés avec des bus à deux étages, comme à Londres. Cependant, rien ne se passe comme prévu. Le prototype plante devant tout le monde et n'arrête pas de redémarrer. Cela s'annonce mal.

Problèmes Apple III

L'Apple III est mal né. La source des problèmes de l'Apple III est multiple. D'abord, il y a une contrainte réglementaire à venir de la part de la FCC. En effet, cette commission doit statuer, après la sortie de l'A3, sur les limites des émissions électromagnétiques des ordinateurs. Déjà à l'époque, il y avait cette peur des ondes. 

Cependant, Apple ne peut pas attendre le résultat de cette commission car la société est pressée par le temps. Il faut absolument que l'Apple III sorte avant l'IBM-PC s'il veut avoir une chance. Du coup, pour parer à toute éventualité, il est décidé que le châssis sera, d'une certaine manière, blindé afin que les ondes ne puissent pas sortir. 

Pour cela, les ingénieurs vont utiliser une plaque d'aluminium dans la base du châssis qui aura pour rôle, entre autres, de bloquer les ondes. Cela alourdit énormément l'A3 et rend le design encore plus massif.

Le succès de l'Apple II a donné à Steve Jobs un peu trop de confiance dans son propre jugement technique. Cela va le pousser à prendre une suite de mauvaises décisions qui seront rédhibitoires. 

Jobs veut que l'Apple III soit encore plus beau que l'Apple II. Il décide alors de réduire la taille du casier afin qu'il soit plus fin, beau et harmonieux. Il refuse qu'on revienne sur ses dimensions, même quand de nombreux ingénieurs et techniciens lui demandent d'avoir plus d'espace afin d'ajouter des composants à la carte mère. 

Mais les lubies ne s'arrêtent malheureusement pas là. Jobs interdit que les ingénieurs utilisent un ventilateur dans l'Apple III, comme pour l'Apple II. En effet, c'est un ordinateur destiné à être utilisé dans des bureaux, Jobs pense qu'il est primordial qu'il soit totalement silencieux afin de ne pas déconcentrer les travailleurs. Or, l'Apple III est beaucoup plus puissant que l'Apple II et a tendance à chauffer beaucoup. Qu'importe, Jobs ne change pas d'avis. Et si ses détracteurs remettent en cause son jugement, il répondra que les ordinateurs qui ont un ventilateur sont des ordinateurs de merde et chez Apple, on ne veut pas de la merde.

Ainsi, beaucoup de temps est perdu afin de faire en sorte que l'Apple III fonctionne avec les folles contraintes de Jobs. Du coup, les ingénieurs réfléchissent à une solution et se rappellent de la plaque d'aluminium censé bloquer les ondes et décident de l'utiliser comme dissipateur thermique. Ce métal léger est un dissipateur thermique correct mais toutes les modifications nécessaires à son utilisation vont ajouter des coûts de production ainsi que de la complexité. 

Au final, toutes ces modifications font monter le prix de l'Apple III qui coutera à sa sortie 4340$, soit deux fois plus que le prix de départ. 

C'est naturellement que l'Apple III subit de nombreux retards et même quand il sort officiellement à la fin de l'année 1980, les premiers modèles arrivent au compte-gouttetellement Apple a des difficultés à les produire.

Une mauvaise surprise attend Apple. En effet, les premiers clients ramènent les machines au magasin et demandent à être remboursé. La raison est simple : ils disent que l'Apple III est inutilisable car il tombe en panne constamment. Cela est dû à la surchauffe.

Effectivement, après avoir enquêter, les ingénieurs d'Apple trouvent le problème. L'utilisation de la plaque en aluminium comme dissipateur thermique fonctionne mal mais cela a un effet secondaire désastreux. La chaleur dilate la plaque d'aluminium or la carte mère est vissée dessus. Résultat : certaines puces sortent de leurs emplacements éteignant ainsi l'ordinateur.

C'est un problème qui touche toutes les machines mises en vente. Le service après-vente est submergé d'appels mais heureusement, il a une solution. Quand les clients appellent en masse, on leur conseille de soulever leur ordinateur d'une dizaine de centimètres et de le laisser tomber.

Imaginez une seconde la tête des employés au téléphone, dans leur bureau, quand on leur dit ceci. 

Ok donc vous voulez que je soulève ma machine et que je la fasse tomber ? Sur mon bureau ? Vous êtes sûr ? Ça ne va pas faire faire empirer le problème ? Bon, ok, si vous le dites.

Certains disent que cette solution a été trouvée par un employé d'Apple qui, excédé par son Apple III, l'a posé avec violence sur son bureau. Il a alors été surpris de voir qu'il fonctionnait et il a fait passer le mot à ses collègues, puis de proche en proche, au service après-vente.

Mais ce n'est pas tout, oh non ! L'Apple III est maudit ! Il a un autre souci de taille : les court circuits. Ils sont provoqués par les connexions sur la carte mère qui sont trop proches les unes des autres.

Vous en voulez encore ? Comme si ce n'était pas assez... Des vis du châssis se trouvent directement au-dessus de câbles. Au fil du temps, ils peuvent alors se percer, rendant l'ordinateur inutilisable.

Tous ces problèmes viennent presque entièrement et directement des décisions de Steve Jobs. En limitant le volume du casier, les ingénieurs ont été obligés de faire des cartes électroniques les unes au-dessus des autres avec des connecteurs pliés dans des positions pas possibles.

Outre ses graves problèmes de qualité, qui à eux seuls seraient suffisants pour le condamner, il y a un autre souci. Vous vous rappelez quand je vous disais que l'Apple III était retro compatible avec l'Apple II, lui permettant de faire tourner tous les logiciels programmer pour l'ordinateur de Woz ? Eh bien ce n'est pas si simple.

L'Apple III est en fait deux ordinateurs en un. Au démarrage, l'ordinateur vous propose de démarrer en mode Apple II ou en mode Apple III. Or, beaucoup de personnes achètent l'Apple II pour utiliser pratiquement exclusivement VisiCalc. 

Lors de leur achat, ils ajoutent automatiquement deux cartes d'extension. Une première pour ajouter de la mémoire afin de permettre à VisiCalc de gérer des tableaux plus grands. Et une deuxième qui permet d'afficher 80 colonnes de caractères sur la largeur de l'écran au lieu des 40 pour la version de base.

Ces deux cartes permettent d'utiliser VisiCalc à son maximum et en entreprise, chaque Apple II acheté avec VisiCalc l'est aussi avec ces deux mêmes cartes d'extension.

Et tenez-vous bien : le mode de compatibilité Apple II pour l'Apple III ne gérait ni l'extension de mémoire, ni l'affichage de 80 colonnes de caractère, rendant le produit le plus intéressant pour les professionnels inutilisable sur l'A3, le condamnant presque automatiquement.

Vous croyez qu'on a fait le tour des problèmes ? Bien sûr que non ! Comme si cela ne suffisait pas, le mode Apple II ne fonctionne pas bien car il est buggé. L'Apple III n'a pratiquement pas de logiciels, même plusieurs mois après sa sortie et son mode Apple II, qui en théorie lui permet de faire fonctionner des centaines de logiciels populaires, ne marche pas.

Tout pousse à ce que l'Apple III soit un échec commercial : de gros problèmes de fiabilités dus à de multiples facteurs, une compatibilité avec l'Apple II au mieux partiel, au pire qui fonctionne mal, pas de logiciels, bref rien ne va. Même si les problèmes de fiabilités seront réglés au bout d'un an grâce notamment à l'arrivée d'une révision appelée Apple III+, c'est trop tard. 

Les 14 000 premiers Apple III ont dû être rappelé pour être réparés ou remplacés.

Randy Wigginton résumera la situation de l'Apple III avec une grande élégance, je cite : l'Apple III était un peu comme un bébé conçu au cours d'une grande partouze, et le lendemain tout le monde a la gueule de bois, mais le résultat est cet enfant bâtard, et tout le monde dit : "Ce n'est pas le mien."

Woz sera un peu moins grivois. Il pense que l'échec de l'Apple III est dû au fait qu'il n'a pas été fait par des ingénieurs mais par un comité et par le département marketing, ignorant de fait les contraintes techniques.

La mauvaise réputation de la machine est tenace et impossible à effacer. 120 000 Apple III seront vendus quand, dans le même temps, plus de 2 millions d'Apple II trouveront preneurs. Et eux, fonctionnent...

Abandon de l'Apple III

Même si Apple s'acharne à vouloir sauver l'Apple III en sortant plusieurs révisions qui vont régler tous les problèmes de fiabilité, c'est trop tard. Personne n'achète l'ordinateur maudit à cause de sa mauvaise réputation.

L'Apple III est un immense désastre commercial et industriel. Il devait être le futur d'Apple et son entrée dans le monde professionnel. Il fait exactement le contraire : il oblige Apple à pousser le Lisa pour qu'il sorte le plus rapidement possible et ferme les portes du milieu professionnel pour longtemps. 

Entre 1980 et 1983, Apple investira massivement dans l'Apple III au point de délaisser sciemment l'Apple II. Woz dit de cette époque qu'Apple était devenu la société Apple III qui vend aussi l'Apple II. En 1983, tous les employés chez Apple étaient obligés d'avoir un Apple III sur leur bureau.

Même si l'Apple II se vendait bien plus que l'Apple III, Apple ne faisait la promotion que de l'Apple III. Le budget marketing était entièrement consacré à l'Apple III, jamais à l'Apple II : aucune publicité dans les magazines de grande envergure comme le Time ou Newsweek ne montrait l'Apple II alors que c'était le produit phare.

Apple perd énormément d'argent en se trompant de la sorte. L'Apple III est un gouffre financier. Il est difficile d'avoir un chiffre précis, mais Apple a sans doute perdu plusieurs centaines de millions de dollars dans l'affaire.

Mais le gros problème est que cet échec laisse le champ libre à IBM qui peut alors sortir son IBM-PC tranquillement sans concurrence directe de la part d'Apple.

Malgré tout, Apple essaie de faire bonne figure : elle paie une publicité en pleine page dans le Wall Street Journal intitulé : « Welcome IBM, seriously ». 

La pub, en gros, défend la thèse comme quoi si même IBM sort un ordinateur personnel, c’est bien que le marché est mûr. Cependant, cette publicité est un trompe-l’œil qui essaie de faire oublier l’échec d’Apple sur le marché professionnel. 

À partir de 82, il est clair pour les entreprises qu'il faut qu'elles investissent pour leurs employés dans des ordinateurs. Or, la personne qui choisit quel ordinateur acheter pour l'entreprise est souvent le gestionnaire de mainframe. Et le gestionnaire de mainframe, avec qui a-t-il l'habitude de travailler ? IBM évidemment ! D'ailleurs, on disait souvent à l'époque que personne ne s'est fait virer en choisissant IBM. Vous pensez bien que l'aventure Apple III ne fait que confirmer cela. Le responsable informatique qui a fait acheter à son entreprise des dizaines d'Apple III doit s'en mordre les doigts, s'il n'a pas été viré avant...

L'origine de la mauvaise réputation d'Apple dans le milieu professionnel vient directement de l'Apple III et persiste malheureusement encore aujourd'hui.

Avancées intéressantes de l'Apple III

Bien que l'Apple III soit un échec cuisant pour Apple, il ne faut pas oublier qu'il a apporté des avancées intéressantes. Parmi elles, on peut aborder la présence pour la première fois chez Apple d'un clavier avec un pavé numérique, très pratique quand on travaille sur un tableur.

On retrouve aussi des choses plus surprenantes comme des flèches sur le clavier qui ont deux niveaux de pression, permettant par exemple de parcourir un tableau plus ou moins vite.

Le clavier a aussi sa propre mémoire tampon. Ainsi, si l'ordinateur est un peu lent et le processeur est totalement pris, tout ce qui est tapé au clavier n'est pas perdu et est enregistré afin que le processeur s'en occupe une fois revenu au calme.

Le clavier est aussi disponible pour la première fois en version internationale, les nouveaux caractères apparaissant sur le flan des touches, face à l'utilisateur.

Quant à l'écran, il a un traitement antireflet intégré ! C'est une sorte de revêtement, semblable à une fine couche de papier transparente, limitant non seulement les reflets mais aussi les traces de doigts de vos collègues indélicats aux appendices gras.

Enfin, l'A3 a un système d'exploitation bien plus évolué que l'A2. Son nom est malheureux : il s'appelle l'Apple SOS, comme une sauce en cuisine. 

Sophisticated Operating System

Malheureusement, après tous les problèmes, tout le monde va se mettre à l'appeler sarcastiquement S.O.S comme si utiliser l'A3 était un naufrage et qu'on avait besoin d'aide en l'utilisant.

Cependant, c'est un système d'exploitation beaucoup plus évolué que celui de l'A2. Il est possible de naviguer dans des menus et sous menu et cela à l'aide des flèches du clavier. Pas besoin d'utiliser des commandes : tout se passe graphiquement même si on est loin de l'interface du Lisa et du Macintosh. D'ailleurs, contrairement au Macintosh qui sortira par la suite, l'A3 gère le contenu des disques de manière hiérarchique, c'est-à-dire en gérant les dossiers et sous dossiers, chose impossible avec le premier Mac. Tout cela est fait pour être compatible avec le futur disque dur, ProFile, qui devait sortir rapidement après l'A3.

Entrée en bourse et Woz Plan

Le succès phénoménal de l'Apple II permet à Apple d'entre en bourse en décembre 1980. En deux ans, le chiffre d'affaires passe de 8 millions de dollars à 117 millions de dollars.

L'entrée en bourse est historique, encore plus importante que le record précédent de Ford dans les années 50. 4,6 millions d’actions sont vendues en une heure : Apple récupère près de 139 millions de dollars. La société est évaluée à 1,8 milliard de dollars.

De leur côté, Woz et Jobs reçoivent aux alentours de 250 millions de dollars chacun. Jobs a 25 ans et Woz 30. Pas mal pour deux hippies fauchés.

Les employés aussi possèdent des actions et certains deviennent, eux aussi, millionnaires du jour au lendemain. Cependant, la répartition des actions est loin d'être équitable. Ceux qui en profitent le plus font partie de l'exécutif et du management, les ingénieurs et techniciens, ceux qui ont fait le succès de l'entreprise, ont rarement des actions. Bizarrement, ce sont les personnes arrivées en cours de route, venant d'autres sociétés comme IBM ou HP, qui ont reçu le plus d'action et non ceux présents depuis le départ.

Pire, certaines personnes présentes depuis le début n'ont reçu aucune action.

Woz trouve cela complètement injuste et même immoral. Être riche ne l'intéresse pas. Tout ce qu'il voulait, c'est faire un ordinateur et être reconnu, c'est le cas. De plus, il est très mal à l'aise d'être devenu aussi riche aussi rapidement. Il est désespéré de voir ses amis ingénieurs ainsi ignorés. Pire, il ne comprend pas que les managers, qu'il respecte beaucoup moins que les techniciens, voire pas du tout, soient récompensés.

Prenons par exemple le cas de Dan Kottke. Il est un ami proche de Jobs et de longue date : ils sont allés à l'université et en Inde ensemble. Kottke était aussi le colocataire de Jobs et le douzième employé d'Apple. Il testait alors les Apple I dans le garage de Jobs. Par la suite, il a participé au débuggage des prototypes d'Apple II et d'Apple III. Il est difficile de trouver un employé qui soit arrivé avant lui et qui a autant participé au succès de l'entreprise. Et pourtant, il ne bénéficie pas d'actions. 

Certains disent que c'est une représaille de la part de Jobs. En effet, alors qu'il était colocataire avec Jobs, ils partageaient aussi leur logement avec Chrisann Brennan, alors petite amie de Jobs. Or, elle tombe enceinte et Jobs va refuser de reconnaître l'enfant. Histoire qu'on abordera plus en détail dans le prochain épisode. Alors en pleine détresse, Brennan sera réconfortée pendant cette période difficile par Kottke. 

Le fait que Kottke n'ait pas d'action serait donc peut-être une punition de la part de Jobs pour ce qu'il considère comme une trahison.

De manière générale, Jobs demande une fidélité sans bornes aux personnes qui l'entoure et n'hésite pas à punir ceux qu'il juge l'avoir trahi.

Qu'importe, de nombreux employés d'Apple sont choqués par le comportement de Jobs, le premier étant Woz.

Ainsi, pour contrer ce que Woz considère comme des injustices, il va mettre en place ce qui sera le Woz Plan. Woz vend une partie de ses actions aux employés qu'il considère les plus méritants, surtout les techniciens et ingénieurs, à un prix abordable. Il vend deux mille de ses actions à 5 $ pièce par personne, soit cinq à six fois moins cher que le prix estimé. Quarante personnes vont bénéficier de ce tarif. Cela leur permettre de récupérer suffisamment pour, à l'époque, s'acheter une petite maison. 

Mais ce n'est pas fini : Woz donne en plus à certaines personnes qu'il considère particulièrement méritante 1 million de $ en actions. Parmi eu, Randy Wigginton qui l’a aidé à créer le lecteur de disquettes de l’Apple II.

Nous entendons beaucoup de personnes riches dire que l'argent ne les intéresse pas, qu'il n'y a pas que ça dans la vie. Et parfois, on apprend qu'elles ne paient pas d'impôt, font de l'optimisation fiscale de manière agressive, etc. Woz, lui, est fidèle à ces principes. Toute sa vie il démontrera que son argent n'est pas important et il va l'utiliser pour se faire plaisir et faire plaisir autour de lui. 

Par exemple, il financera un festival de musique, le US Festival. Même s'il perdra beaucoup d'argent dans l'affaire, au moins il se fera plaisir. Beaucoup de groupes connus vont participer à ce festival, citons par exemple : les Ramones, Police, les Grateful Dead, Fleetwood Mac, Les Clash, U2 ou encore David Bowie.

Quel héros ce Woz. C'est vraiment quelqu'un de bien. Je ne sais pas vous mais, dans mes moments de doute, je me demande toujours ce qu'aurait fait Woz.

Scotty Wars

Parlons d'autre chose. Vous vous rappelez que je disais que Jobs et Scott ne s'entendaient pas ? Eh bien cela ne s'arrange pas et Jobs continue sa petite guerre contre son CEO. Leurs affrontements sont tellement publics que les employés parlent ouvertement des Scotty Wars. 

Scott est sous une pression constante, d'autant plus après l'entrée en bourse. Tous les résultats de l'entreprise sont maintenant publics et le conseil d'administration veut une valeur d'action toujours en hausse. 

Cela n'empêche pas Jobs, tel un sale gosse, de tout faire pour emmerder Scott le plus possible alors qu'il a déjà suffisamment à faire. Il va humilier des fournisseurs en les insultant publiquement alors que Scott avait mis des mois à les avoir dans sa poche, Jobs va se plaindre sans cesse de détails sans intérêts, comme la couleur des bancs dans l'entreprise (oui oui : Jobs a aussi un avis sur la couleur du mobilier...).

Steve Jobs interfère régulièrement avec les ordres donnés par Scott, comme par exemple sur les programmes de production en poussant les ingénieurs à travailler sur des détails au lieu de travailler ce qui a été demandé par le CEO, augmentant aussi les retards.

De plus, Jobs n'assume jamais ses propres erreurs. D'ailleurs, il aura tendance à rejeter la faute sur tout le monde sauf lui, et il n'est pas rare de le voir crier sur Scott, lui rejetant la faute sur des éléments qu'il avait lui-même décidé. 

Nul doute que le comportement de Jobs, en plus du reste, a dû être difficile à gérer pour Mike Scott. Au fur et à mesure, il commence à plier sous la pression constante et le stress commence à l'atteindre physiquement. Et puis un jour il décide de faire quelque chose. 

Purge

Le succès de l'Apple II fait que l'entreprise grandit à vitesse grand V. Entre 77 et 81, Apple passe de 13 employés à près de 3000. 

Les différentes embauches changent totalement la société, d'autant plus avec l'arrivée massive de vétérans de l'industrie venant d'HP, Intel ou encore de l'ennemi juré, IBM.

Tout cela change fondamentalement l'esprit de l'entreprise. Si on regarde les bureaux, on croise de plus en plus d'hommes grisonnant en costume avec attaché case et moins d'étudiants aux cheveux longs à l'hygiène discutable.

Les tous premiers employés d'Apple ne reconnaissent pas l'entreprise. Ils ont peur qu'elle se transforme de plus en plus pour devenir un clone d'IBM.

Rod Hold dira d’ailleurs : « Les mecs du style HP passent plus de temps à écrire ce que leurs subordonnés devraient faire plutôt que de faire quoi que ce soit ».

Le succès d'Apple s'est construit sur le travail de jeunes passionnés sans diplômes qui, même s'ils étaient désorganisés, compensaient par leur créativité et leurs nombreuses heures de travail

Malheureusement, ceux-ci sont au fur et à mesure mis de côté au profit des nouveaux managers fraichement embauchés à prix d'or.

Les nouveaux arrivés n'ont pas de respect pour ceux responsables du succès de l'a2. Ils considèrent d'ailleurs la machine de Woz comme un jouet sans intérêt alors que les jeunes d'Apple lui vouent un véritable culte, que ce soit à l'Apple II ou à Woz d'ailleurs.

Les transfuges veulent rapidement tourner la page de l'Apple II pour passer à une machine sérieuse pour l'entreprise. Ils pensent que le succès de l'Apple II va s'arrêter sous peu. Ils sont d'ailleurs surpris de son succès qu'ils ne comprennent pas.

On voit leur vista avec l'Apple III.

Les employés historiques tirent la sonnette d'alarme. Le plus vocal est Woz qui a peur que la créativité va être perdu à cause de ces vieux managers.

Jobs a d'ailleurs une expression sur le sujet. Il dit que les ingénieurs de niveau A, donc les meilleurs, n'embauchent que des ingénieurs de niveau A. Mais que dès que vous embauchez des mecs de niveau B, donc moins bon que ceux de niveau A, les mecs de niveau B vont embaucher des mecs de niveau C, donc encore en-dessous. Et, selon Jobs, c'est ainsi qu'on peut se retrouver avec une entreprise qu'avec des employés médiocres.

Le 25 février 1981 : tout change. Mike Scott, le CEO, décide de redresser la barre après le fiasco de l'Apple III. C'est un carnage : ce jour serait connu comme le mercredi noir à cause de l'énorme vague de licenciements.

De nombreux employés sont appelés, un à un, à venir dans le bureau de Scott qui leur fait part de leur licenciement. Les employés sont terrifiés, chacun attendant que son nom soit appelé. Personne ne comprend vraiment ce qui se passe. Trois managers sur quatre vont être virés ainsi.

Scott pense qu'Apple a changé et grandit trop vite et que les nouvelles embauches n'avaient pas le niveau attendu. Ces personnes ont à leur tour embauché d'autres personnes, elles aussi pas au niveau.

D'où la purge et l'électrochoc que Scott veut mettre en place. Il dit : « J’ai toujours dit que le jour où être CEO d’Apple n’était plus fun, je démissionnerais. Mais j’ai changé d’avis : si ce n’est plus fun, je licencierai jusqu’à que cela redevienne fun »

Ce n'est pas un coup de sang, la purge a été préparée de longue date, avec des employés de longue date faisant des listes de personnes dont il fallait se séparer. Tout cela a été fait avec l'aval de Markkula et du conseil d'administration. Tout le monde est d'accord sur le constat, les recrues n'étaient pas bonnes, par contre la violence des licenciements en a choqué plus d'un. Andy Hertzfeld fera la comparaison malheureuse avec les purges staliniennes.

Cependant, Woz dira plus tard que Scott avait raison et que, globalement, il a licencié les bonnes personnes.

Le mercredi noir fera date dans l'histoire d'Apple : il y a un avant et un après. Cela a été perçu comme un divorce, comme la fin de l'innocence : c'est un brutal retour à la dure réalité des entreprises et du business.

Ce jour sera fatal pour Scott qui ne sera plus le même. Depuis, les employés s'en méfient et il perd la confiance de tout le monde. Il démissionne 4 mois après le mercredi noir mais officieusement c'est le conseil d'administration qui lui a demandé sa lettre de démission.

Après son départ, Steve Jobs aurait éprouvé un soudain sentiment de culpabilité, il aurait dit : "J'avais toujours peur qu'on m'appelle pour me dire que Scotty s'était suicidé".

Markkula devient alors CEO et laisse à Steve Jobs le rôle de Chairman. Cependant, Markkula ne veut pas rester CEO, ce n'est un secret pour personne. Il n'a pas pris sa retraite à 32 ans pour repartir pour un tour à 40.

À la recherche d'un CEO

Apple doit trouver un CEO pour gérer l'incroyable croissance de l'entreprise. Il faut quelqu'un avec de l'expérience, capable de structurer la société. 

En 1982, Jobs a 27 ans et est jugé trop jeune pour être CEO. De toute façon, personne n'en veut, encore moins le conseil d'administration. Il lui confie la tâche de trouver la perle rare. Un des objectifs du conseil d'administration est aussi de trouver un CEO capable de gérer Jobs, voir de le canaliser, de le former afin de le contrôler. Bon courage.

Autre avantage de cette mission : elle permet d'occuper Jobs et de l'éloigner de l'entreprise, d'empêchant d'interférer dans les multiples décisions.

Au cours de sa recherche, Jobs tombe sur une personne dont le profil l'intéresse : cet homme, c'est John Sculley. Il est le CEO de Pepsi et sa spécialité est le marketing. Il a réussi à repositionner Pepsi face au géant Coca-Cola grâce à une campagne de publicité qui marque la décennie : la génération Pepsi. Pepsi devient alors une vraie alternative à Coca-Cola. Et un vrai concurrent.

Jobs veut que Sculley fasse la même chose pour Apple face au mastodonte IBM. Le seul souci est que John Sculley est le CEO de Pepsi et qu'il aime son travail. 

Malgré tout, Sculley accepte de rencontrer Jobs lors de plusieurs rendez-vous sur plusieurs mois. Ils vont faire des promenades et des diners, que ce soit à NY où vit Sculley ou à Cupertino où vit Jobs. Jobs déploie tout son arsenal de séduction afin de charmer le patron de Pepsi. C'est un de ses atouts : Jobs peut être le pire des connards quand il s'y met mais il peut aussi être le plus charmant et le plus persuasif.

Cependant, Sculley a une situation très confortable chez Pepsi et Apple est un pari très risqué pour lui. Après tout, il n'y connait rien aux ordinateurs et à la technologie de manière générale. Autre paramètre à prendre en compte, Sculley est un pur produit de la côte Est américaine. La culture est diamétralement opposée par rapport à la culture californienne. 

Mais Jobs arrive à un moment charnière de la vie de Sculley. Il a 43 ans et il se pose des questions sur ce qu'il veut faire pour la deuxième partie de sa vie. Il sent qu'il ne peut pas faire plus avec Pepsi. Et c'est à ce moment-là que Jobs trouve la phrase, qui deviendra historique, qui va faire pencher la balance dans son sens. Jobs dit tout simplement à Sculley : « Tu comptes vendre de l’eau sucrée toute ta vie, ou tu veux changer le monde avec moi ? »

Cette phrase va obséder Sculley pendant plusieurs jours. Il se dit qu'il risque de regretter toute sa vie s'il décide de refuser cette offre. Il a peur de passer à côté d'une révolution historique.

John Sculley devient alors CEO d'Apple, il le restera 10 ans.