Transcription épisode 8

Ceci est la transcription de l’épisode 8 de Nolotec Podcast.

Je raconte l'histoire du Macintosh en plusieurs épisodes, celui que vous êtes en train d'écouter est le troisième de la série. Si vous n'avez pas écouté les épisodes précédents, les numéros 6 et 7, je vous conseille de le faire. Dans ces épisodes, je parle de la genèse du Macintosh et des péripéties de son développement. Nous allons parler dans cet épisode de ce qui se passe après la fin du développement.

Pub 1984

Jobs est bien conscient que pour que le Macintosh soit un succès auprès du grand public, il faut une campagne marketing percutante de grande ampleur. Pour cela, il faut une publicité TV qui marque les esprits, la télévision étant le média de masse par excellence à l'époque. 

Apple travaille souvent avec une société de communication appelée Chiat/Day. Elle s'était occupée d'une publicité pour le Lisa où un jeune Kevin Costner apparait par exemple. Je vous ai mis un lien en description pour la voir si vous le souhaitez. Chiat/Day a donc dans ses tiroirs un concept de publicité qui tourne autour de l'année 1984 et du livre de George Orwell 1984. Le slogan est : pourquoi 1984 ne sera pas 1984. C'est une référence au futur noir où, dans le livre, les libertés individuelles sont inexistantes, où tout est contrôlé et surveillé par Big Brother. Malheureusement, ce concept ne trouve pas preneur et même Apple l'a refusé pour faire la promotion de son Apple II.

Jobs veut absolument marquer les esprits avec le Macintosh, il faut une publicité à la hauteur de ses ambitions, aussi révolutionnaire que l'ordinateur lui-même. Quand Chiat/Day propose une nouvelle fois son concept, Steve Jobs est cette fois-ci conquis. Tout va très vite, un budget énorme de presque un million de dollars (les sources se contredisent à ce sujet, certaines parlent de 750 000$, de 800 000$ voire 900 000$), bref un budget énorme est prévu pour une publicité d'une durée d'une minute, inhabituel quand elles font généralement 30 secondes. Afin de réaliser cette publicité, un réalisateur star est embauché : Ridley Scott. C'est l'homme parfait pour mettre en scène ce futur dystopique : il est considéré comme le maître de la science-fiction après les succès d'Alien et de Blade Runner.

Element peu connu, le budget comprend aussi la production d'une publicité pour le Lisa qui annonce fièrement, il faut le voir pour le croire, que le Lisa est incompatible avec tout le reste de l'industrie. Elle s'appelle Alone et le lien est en description ainsi que celui de la publicité 1984.

Jobs considère toujours IBM comme l'ennemi d'Apple, comme tout le contraire de ce qu'il faut faire. Pour lui, IBM représente tout ce qui ne va pas dans la société américaine : une entreprise qui écrase la créativité de ses employés et les transforme en clones obéissants. Dans la publicité, IBM n'apparait pas mais on comprend rapidement que c'est la société qui se cache derrière Big Brother.

Jobs veut que le Macintosh soit le produit qui détruit l'hégémonie d'IBM, qui libère les masses du joug de Big Brother. Pour toucher le plus grand nombre, il est prévu que la publicité soit diffusée durant la mi-temps du Super Bowl, événement télévisé le plus regardé aux Etats-Unis. Deux créneaux horaires sont réservés : un d'une minute et un autre de 30 secondes.

La publicité est montrée pour la première fois le 23 octobre 1983 à une réunion de la force de ventes. Les commerciaux ont adoré. Ce n'est pas le cas du conseil d'administration qui déteste le résultat final. Un des membres dit que c'est la pire publicité qu'il ait jamais vu. Markkula, alors CEO, propose même de tout abandonné et de trouver une autre agence de communication.

En panique, le créneau de 30 secondes est vendu. Chiat/Day bluffe : il indique à Apple que le créneau d'une minute est invendable car il est trop tard pour trouver un repreneur. C'est totalement faux mais cela pousse Apple à diffuser la publicité contre son gré. 

A la surprise du conseil d'administration, la publicité est un succès retentissant. Le lendemain de sa diffusion, tout le monde en parle, c'est celle qui reste dans les esprits. Même au niveau des médias, c'est la frénésie. Des dizaines de journaux télévisés en parlent et rediffusent la publicité.

On dit que la publicité 1984 a été diffusée qu'une seule fois et c'est en partie vrai. Cependant, afin d'être qualifiée à l'équivalent des Oscars de la publicité, elle a été diffusée une première fois un mois auparavant sur une chaine de télévision locale au beau milieu de la nuit. Ainsi, la publicité a été diffusée en tout et pour tout deux fois. 

C'est un succès immense pour Chiat/Day qui travaillera avec Apple pendant 10 ans. Quand Steve Jobs revient chez Apple en 1997, une des premières décisions prises est de ré-embaucher Chiat/Day.

Présentation du Macintosh

La première présentation publique du Macintosh se fait le 24 janvier 1984, au Flint Center, devant 2600 personnes, lors d'une réunion des actionnaires. 

La présentation est un peu le prototype de toutes les autres présentations que fera Jobs à l'avenir. Fidèle à son idole, il commence la présentation en citant un poème de Bob Dylan qui finit par : The Times They Are Changing, les temps changent. Le contraste est saisissant : voici un millionnaire en costume qui pèse plus de 200 millions de dollars, qui ouvre une réunion annuelle d'actionnaires par une citation du pape de la contre-culture. Steve Jobs est presque résumé en cela.

Jobs a 28 ans et n'a pas l'expérience et l'assurance que l'on a pu voir dans les keynotes des années 2000. Il est nerveux et quand il est rappelé par Sculley sur scène, celui-ci le couvre de compliments et dit qu'ils ont développé une belle amitié. Ce qu'il ne sait pas, c'est que cela va partir en sucette très rapidement. Les meilleurs amis font souvent des meilleurs ennemis.

Enfin, la salle s'assombrit et le show commence. Jobs commence sa narration.

« Nous sommes en 1958 et IBM fait l’erreur de ne pas acheter une petite entreprise qui deviendra Xerox. Ils le regrettent amèrement depuis. Nous sommes dans les années 1960, Digital Equipment Corporation et d’autres inventent le mini-ordinateur. IBM méprise cette invention indiquant que ces ordinateurs sont trop petits et pas assez puissants par rapport à ses macro-ordinateurs. IBM attend que DEC pèse plusieurs centaines de millions de dollars avant d’entrer sur le marché des mini-ordinateurs. »

Jobs marque une pause. « Nous sommes maintenant en 1977. Apple annonce l’Apple II, le premier ordinateur personnel. IBM méprise cet ordinateur indiquant qu’il est trop petit et pas assez puissant pour faire du vrai travail. » Le public est ravi et applaudit à chaque pique envoyée à IBM.

« L’Apple II est devenu l’ordinateur le plus populaire au monde et Apple est devenu une entreprise pesant plus de 300 millions de dollars. IBM entre alors sur le marché des ordinateurs personnels, comme plus de cinquante autres entreprises, en novembre 1981, avec l’IBM PC. »

Jobs parle plus rapidement, faisant monter la pression. « 1983. Apple et IBM émergent comme les deux concurrents les plus sérieux, chacun vendant un milliard de dollars d’ordinateurs en 1983. L’industrie est en pleine transformation. De nombreuses entreprises ferment leurs portes, d’autres étant mal en point. Les pertes de l’industrie sont plus grandes que les bénéfices d’Apple et IBM combinés. »

« Nous sommes en 1984. IBM semble vouloir tout absorber. Apple est le seul espoir pour contrer IBM. Les revendeurs qui ont accueilli positivement l’arrivée d’IBM maintenant craignent leur domination et se tournent vers Apple comme étant le seul espoir pour assurer leur liberté. IBM est insatiable et fait tout pour essayer d’abattre le dernier obstacle à sa domination totale de l’industrie : Apple. Big Blue réussira-t-il à dominer l’intégralité de l’industrie de l’informatique ? George Orwell avait-il raison ? »

Alors que le public est subjugué, la publicité 1984, qui a été diffusée au Super Bowl deux jours auparavant, est diffusée sur l'écran géant. Quand elle se termine, le public est debout et applaudit à tout rompre.

Je rappelle que, jusqu'à présent, personne n'a vu à quoi ressemble le Macintosh, la publicité n'apportant aucune information, à part le nom. C'est alors que Jobs sort l'ordinateur qui est caché dans un sac au centre de la scène. Jobs le branche et sort une disquette de la poche intérieur de sa veste. Cela surprend tout le monde car les disquettes jusqu'à présent sont bien trop grandes pour rentrer dans une poche. La disquette est insérée et la musique des Chariots de Feu de Vangélis retentit dans le Flint Center.

Les lettres du mot Macintosh en majuscule défilent sur l'écran géant. Puis, des exemples de programme fournis avec le Macintosh sont affichés comme MacPaint ou MacWrite. La vidéo montre aussi la possibilité d'afficher des polices de caractères différentes, un exemple de code de programmation, un jeu d'échecs avec un effet 3D grâce à la perspective, etc.

Jobs reprend la parole : « Nous avons beaucoup parlé du Macintosh, mais aujourd’hui pour la toute première fois, je voudrais laisser le Mac parler lui-même. ». Alors qu'un texte est affiché, à la surprise générale, le Macintosh lui-même se met à parler et lit le texte grâce à un logiciel de synthèse vocale intégré. C'est la stupéfaction dans la salle. En effet, très peu pense possible que ce genre d'application puisse être intégré dans un ordinateur grand public.

Le Macintosh fait une petite blague sur les ordinateurs trop gros, disant qu'il ne faut pas faire confiance à un ordinateur que vous ne pouvez pas soulever puis présente Steve Jobs comme celui qu'il considère comme son père.

Le public est conquis et Jobs est visiblement ému. Cette annonce, devenue mythique, rentrera dans l'histoire d'Apple. À tel point que le lieu de l'annonce, le Flint Center, sera réutilisé par Apple pour annoncer d'autres produits de grande ampleur. Ainsi, le premier iMac et la première Apple Watch ont été annoncé dans ce même Flint Center.

Si cela vous intéresse, j'ai mis un lien de la vidéo de présentation en description.

Sortie et ventes

La campagne marketing hors norme a bien fonctionné : le Macintosh est un vrai succès, du moins au départ.

Alors que Jobs avait défini le succès du Macintosh à 50 000 exemplaires vendus en 100 jours, il dépasse les espérances.Plus de 70 000 Macintosh sont vendus en avril puis 60 000 en juin 1984.

Malheureusement, les ventes s'effondrent à partir de septembre. Alors que Jobs pensait que le Macintosh remplacerait l'Apple II, il est clair que ce ne sera pas encore le cas. Apple a toujours besoin de l'Apple II pour vivre. Cela n'empêche pas Jobs de demander plusieurs fois à Sculley de tuer l'Apple II pour que l'entreprise devienne complètement centrée autour du Macintosh. Evidemment, Sculley refuse. Quand il regarde les chiffres, c'est clair : l'Apple II représente 70% du chiffre d'affaires. Les différentes déclinaisons sont encore très populaires et Sculley veut continuer à les vendre en attendant que le Mac soit profitable.

Raisons de l'échec

Ainsi, même s'il a eu un lancement qui a marché au-delà des attentes, le Macintosh original reste un échec commercial. Quelles peuvent être les raisons de cet échec ? Elles sont nombreuses. Une des raisons est évidemment l'absence de logiciels disponibles pour la plateforme Mac. Afin de ne pas répéter les erreurs du Lisa, les concepteurs du Mac ne livrent pas un ensemble complet de logiciel avec la machine, laissant ainsi de la place pour des développeurs tiers.

Malheureusement, au lancement, peu de développeurs vont programmer des applications pour le Macintosh. Il y a plusieurs raisons à cela : d'abord cela prend du temps. Ensuite, et on y reviendra, le prix du Macintosh est important et les développeurs n'ont pas forcément les moyens de l'acheter juste pour programmer. D'autant plus que personne ne sait si la plateforme va avoir du succès. De nombreux ordinateurs se lancent à cette époque pour ensuite ne plus exister quelques années, voire même quelque mois plus tard.

Cela aura pour conséquence que les clients potentiels vont plutôt choisir soit l'Apple II soit l'IBM-PC ou un de ses clones qui sont des plateformes établies et sans risque pour le consommateur. D'autant plus qu'il sont beaucoup moins chers : on peut trouver à ce moment-là un Apple IIe vendu plus 1000$ moins cher que le Macintosh, et des PC compatibles pour 1500$ de moins que le Macintosh. Ainsi, le Macintosh est beaucoup plus cher que toute la concurrence avec moins de logiciels et un futur incertain, ce sont des défauts presque impossibles à surmonter. 

D'autant plus que les consommateurs ont encore beaucoup de mal à comprendre ce qu'est le Macintosh. Pour beaucoup, l'interface graphique n'est qu'un gadget qui va rapidement passer de mode, comme les pin's, les pog ou le quinoa. Les professionnels pensent qu'un vrai ordinateur est une machine austère, sérieuse, qui demande des efforts pour la maitriser en apprenant les commandes et leurs options par cœur. D'ailleurs, si on lit la presse spécialisée de l'époque, une partie n'hésite pas à traiter le Macintosh de jouet pour riches, et d'une certaine manière c'est le cas.

Encore une fois, la réputation d'IBM va jouer en sa faveur et les entreprises n'achèteront pas de Macintosh. D'autant plus quand on se rend compte que la publicité 1984 se moquent au final aussi de ces entreprises, en les montrant comme des clones idiots suivant aveuglément les ordres d'IBM.

C'est logique quand on sait que dans le milieu professionnel, IBM reste un gage de sérieux et de confiance alors qu'Apple, avec les échecs de l'Apple III et du Lisa, inspire le sentiment exactement contraire.

Disk Swapper's Elbow

Outre ces problèmes d'ordre stratégique, le Macintosh en lui-même n'est pas exempt de défaut. Afin de faire des économies, il possède 128ko de RAM. Or, ce n'est clairement pas assez pour un fonctionnement optimal. Le Macintosh n'ayant qu'un seul lecteur de disquette, pour recopier le contenu d'une disquette sur une autre, qui fait 400ko, cela peut prendre 4 à 5 aller-retour d'une disquette à l'autre. Tout cela parce que le Mac n'a pas assez de RAM pour garder en mémoire toutes les informations d'une disquette. Ajouter à cela un bug dans le système qui peut vous pousser à faire plus d'une vingtaine d'aller-retour. À tel point qu'on parle de Disk Swapper's Elbow, comme le Tennis Elbow, inflammation du coude, qui est une blessure classique pour ceux qui jouent un peu au tennis. On ne peut qu'imaginer la frustration des utilisateurs. Une solution est d'acheter un lecteur de disquette externe mais cela ajoute au budget déjà conséquent du Mac.

Cette RAM sous-dimensionnée a des conséquences sur l'utilisation du Mac au jour le jour. Ainsi, le logiciel de traitement de texte MacWrite est limité à un document de 8 pages, pas plus. 

Àce propos, Alan Kay, papa de l'Alto, fait la remarque suivante à Sculley : « Tu achèterais une voiture avec un réservoir d’essence de cinq litres ? ». Cela étant, magnanime, Alan Kay dira par la suite que le Mac est enfin le premier ordinateur qui vaut la peine d’être critiqué.

D'autres éléments sont critiqués sur le Macintosh. Pour les habitués de l'Apple II, le changement avec le Macintosh est souvent pris comme une régression. Par exemple, l'écran est jugé trop petit et les utilisateurs ne comprennent pas l'absence de couleur en dépit d'une plus grande résolution. L'absence aussi de carte d'extension est complètement incomprise quand c'est souvent celles-ci qui pousse à l'achat de l'Apple II.

Cela ne veut pas dire que le Macintosh est condamné. Le succès viendra sur le tard avec l'arrivée d'applications qui sont impossibles à créer sur les autres plateformes. C'est le cas du logiciel PageMaker qui fera office de killer app pour le Macintosh à l'image de VisiCalc pour l'Apple II. Ce logiciel de mise en page va permettre au Macintosh d'entrer dans les salles de rédaction et dans les universités. Grâce à ce logiciel, il est possible de créer rapidement et facilement un journal dans son intégralité. PageMaker, associé à l'imprimante laser LaserWriter, lance la publication assistée par ordinateur et démontre ainsi que la puissance de l'interface graphique a une vraie utilité, même dans le monde professionnel. Plus personne n’ose alors comparer le Macintosh à un jouet.

Qu'a inventé Apple avec le Lisa et le Mac ?

Les critiques du Macintosh, Bill Gates en tête, sortent souvent le même argument : Apple n'a rien inventé avec le Lisa et le Macintosh, ils se sont contentés de tout copier sur le travail du laboratoire Xerox PARC. Il y a une part de vérité là-dedans mais comme toujours la vérité est plus nuancée. La plupart des technologies présentes dans le Macintosh et le Lisa n'ont pas été inventées par Apple, comme la souris par exemple. 

D'ailleurs, parlons-en de la souris : elle n'a pas non plus été inventée par Xerox PARC. Les trackballs, sorte de souris sur le dos où l'utilisateur faire rouler la boule sous ses doigts, existent depuis la Seconde Guerre Mondiale. C'est Douglas Engelbart qui l'invente dans les années 60, on peut voir son utilisation lors de "la mère de toutes les démos" en 1968. Si vous ne l'avez pas vu, je vous conseille vivement de regarder cette démonstration qui est très intéressante à voir, encore aujourd'hui. Je vous ai mis le lien en description. Cependant, en regardant cette démonstration, on se rend compte que les concepts sont encore bien loin de ce que l'on retrouve sur le Mac. 

De même, la souris de l'Alto n'a rien à voir avec celle du Macintosh. Elle a trois boutons et elle est beaucoup plus complexe à produire, la rendant aussi beaucoup moins fiable. Enfin, elle fonctionne aussi beaucoup moins bien. Le tour de force de l'équipe Macintosh a été de tout simplifier tout en rendant la souris plus fiable et à facile à produire et cela, pour un prix 10 fois moins cher. Sa manipulation du coup n'a rien à voir sur l'Alto où chaque bouton a une action différente, par exemple copier pour l’un, renommer pour l’autre, et enfin supprimer pour le dernier, actions qui peuvent changer suivant où se trouve le curseur et l'application dans laquelle on se trouve. On imagine à peine la complexité d'utilisation si les 3 boutons de la souris changent constamment de rôle en fonction de ce que l'on fait.

Concernant l'interface graphique, c'est un peu la même chose. Celle de l'Alto n'a rien à voir avec celle du Macintosh. En effet, on trouve un terminal avec l'Alto qui est la façon principale d'utiliser la machine. L'interface graphique n'est qu'une application parmi tant d'autres, utilisable qu'avec certains logiciels. De même, il faut utiliser le terminal pour lancer une application, impossible de le faire en cliquant sur une icône. D'ailleurs, il n'y a pas d'icône sur l'Alto ! Les fichiers sont représentés par leurs noms. De fait, presque toutes les interactions sur l'Alto se font principalement au clavier, ce qui est l'exact contraire de ce qui se fait sur le Mac et le Lisa.

Ainsi, le Mac est centré sur l'utilisation de la souris mais d'autres nouveautés sont apportées qui sont encore présentes aujourd'hui. Elles sont nombreuses : on peut parler des barres de menus ou la gestion de certains raccourcis claviers qui sont présent dans tout le système. Par exemple, command-c est un raccourci pour faire copier, celui-ci est le même que l'on utilise le Finder, MacWrite ou toute autre application. Ce qui n'était pas le cas dans les autres systèmes comme MS-DOS où chaque application choisissait ses raccourcis.

Autres nouveautés, le fait de sélectionner le texte en laissant le bouton de la souris enfoncé, le glisser-déposer, les menus déroulants, les ascenseurs, le fait de déplacer les icônes avec la souris, ouvrir les applications en double-cliquant, la présence de corbeille, etc. Tout cela n'était pas présent sur l'Alto, cela a été inventé par l'équipe Macintosh. Des concepts tellement forts qu'on les retrouve encore aujourd'hui presque 40 ans plus tard.

UNE PAGE SE TOURNE

Malgré toutes ces innovations, les ventes du Mac s'effondrent rapidement et la direction commence un peu à paniquer. Jobs essaie de les rassurer : pour lui, les ventes de Noël vont être excellentes. Pour répondre à cette hypothétique demande, il demande à l'usine de produire un maximum de Mac et d'Apple II, comme le dernier-né le IIc.

Malheureusement, tout ne se passe pas comme prévu. Les 100 premiers jours de vente du Macintosh se passent très bien, aidé par un budget marketing conséquent de 15 millions de dollars. Mais une fois ces 100 jours passés, tout retombe. Au final, les ventes sont bien en deçà des prévisions. Il est prévu 75 000 ventes par mois pour le Mac, et c'est seulement 20 000 qui trouvent preneur. Le tout nouveau Apple IIc ne se vend pas alors que l'Apple IIe, lui, est en rupture de stock. C'est un problème qui va devenir récurrent chez Apple : l'entreprise a du mal à anticiper le succès de certains de ces produits. Elle se retrouve alors avec des ruptures de stock pour un produit et un autre qui, lui, n'arrive pas à écouler son stock.

Impossible en l'état que le Macintosh prenne la relève de l'Apple II.

Dans le même temps, Apple n'abandonne pas l'idée d'entrer dans le milieu des entreprises. Certains à la direction pensent que l'échec du Macintosh vient du manque de logiciel professionnel. Pour contrer cela, Macintosh Office est annoncé un an après le Mac, en janvier 1985. L'objectif est ambitieux : c'est un serveur de fichiers associé à une imprimante laser, permettant aux employés de partager des documents tout en utilisant la même imprimante.

Comme pour la publicité 1984, Apple veut frapper un grand coup en sortant une publicité TV de grande ampleur, appelé Lemmings, réalisé par le frère de Ridley Scott, Tony Scott. On y voit des employés de bureau qui, tel des lemmings, se suivent tous les yeux bandés pour tomber d'une falaise, supposément à l'image des lemmings (même si c'est une légende). Le lien de la vidéo est dans la description. Le traitement de l'image et les thèmes correspondent aux mêmes que ceux de la publicité 1984. Mais il y a une différence de taille : la publicité 1984 se termine sur une note optimiste avec la résistance qui inflige un coup à Big Brother. Or, la publicité Lemmings elle se termine avec des dizaines de personnes tombant d'une falaise vers leur mort. Après sa diffusion au Super Bowl, la pub est rejetée par tout le monde. Sans doute que les gens en ont marre d'être constamment insulté par Apple.

Le pire dans tout cela est que Macintosh Office est, pour l'instant, un vapor ware, c'est-à-dire qu'il n'existe pas. Le serveur de fichiers a plus de deux ans de retard et le seul Mac compatible, le MacXL, n'est plus vendu. Face à tant d'incompétence, le conseil d'administration se pose des questions et mettent Sculley et Jobs sur le grill. Ils reprochent à Jobs d'être un piètre manager et qu'il faudrait qu'il se concentre sur le Macintosh au lieu d'essayer de diriger Apple. Quant à Sculley, il en prend aussi pour son grade. Le conseil lui reproche d'être trop influencé par Jobs et qu'il faudrait qu'il soit plus ferme dans son management.

Les reproches glissent sur Jobs. Il n'en a rien à faire et se comporte comme si le Macintosh était l'immense succès annoncé. Les équipes Lisa et Macintosh fusionnent sous sa direction. Il dirige alors un département de plus de 700 personnes. Comme on peut l'imaginer, la fusion des équipes est difficile. Jobs met d'ailleurs de l'huile sur le feu quand, lors de la première réunion dans l'atrium, il dit à l'équipe Lisa : « Les mecs, vous avez vraiment merdé ». 

Mais cela ne veut pas dire que les anciens membres de l'équipe Macintosh sont avantagés. Au contraire, ils se sont rendus compte qu'ils étaient payés 20% à 30% de moins que ceux de l'équipe Lisa. Pire, des managers de l'équipe Macintosh deviennent les managers des ingénieurs Lisa, en étant moins bien payé alors qu'ils sont leur supérieur hiérarchique.

On ne manage pas une équipe de quelques dizaines de personnes comme une équipe de 700 personnes. La fusion est mal vécue par les membres de l'équipe Macintosh qui avaient l'habitude d'un management beaucoup plus flexible, plus cool. D'autant plus qu'ils ont peur d'être dilués dans la masse des ingénieurs Lisa qu'ils considèrent comme des ratés. Pire, ils disent qu'ils ont peur d'être contaminé, comme si la nullité de l'équipe Lisa était contagieuse.

Cependant, le travail est colossal. Pour soutenir le Mac, il faut créer d'autres produits. Parmi eux, il faut une version avec disque dur et plus de mémoire. Il faut aussi travailler d'arrache-pied avec les développeurs pour faire la promotion de la plateforme afin qu'elle ait suffisamment de logiciels.

Mais tout cela n'intéresse pas Jobs. Il est de plus en plus attiré par le monde des paillettes. Il prend l'habitude de livrer des Macintosh personnellement à des célébrités telles que Mick Jagger.

Pour ses 30 ans, il embauche Ella Fitzgerald pour chanter à son anniversaire devant plus de 1000 invités. On l'y voit avec Joan Baez à son bras, qui était la petite amie de son idole Bob Dylan. Steve Jobs est même accueilli à la Maison Blanche par le président Ronald Reagan. Jobs se disperse et n'a pas vraiment envie de faire le sale boulot pour le Macintosh.

Malgré tout, l'échec du Macintosh le rattrape et met à mal sa relation avec Sculley. La concurrence est de plus en plus conséquente et les ventes de l'Apple II commencent à faiblir. Tout le monde commence à penser que le marché arrive à saturation et de nombreuses sociétés informatiques font faillite.

Apple n'a rien vu venir et a des prévisions de vente totalement déconnectées de la réalité. Cela a des répercutions à tous les étages : Apple a trop de stock, les investissements sont trop importants dans des usines qui produisent trop et évidemment, la masse salariale est aussi trop importante.

C'est un peu la panique : comme prévu, les ventes de l'Apple II baissent mais le Macintosh est incapable de prendre le relais. Le conseil d'administration demande des comptes à Sculley qui de son côté en demande à Jobs.

Mais celui-ci n'aime pas du tout être critiqué. Pour lui, rien n'est de sa faute. Et quand il est pointé du doigt, il rejette la faute sur tout le monde sauf lui. C'est les commerciaux qui ne comprennent pas comment vendre le Macintosh, c'est la distribution qui ne le présente pas bien dans leurs magasins, etc.

En parallèle, il devient de plus en plus incontrôlable et désagréable. À tel point que des plaintes remontent un peu de partout le concernant à la direction. Sculley ne sait pas trop quoi faire. Mais la goutte d'eau qui fait déborder le vase arrive quand Sculley propose de rendre les produits Apple compatible avec l'IBM-PC qui semble devenir le standard. Jobs s'y oppose fermement et a même tendance à prendre Sculley de haut, ne cachant pas son dédain évident. Sculley comprend alors que Jobs n'est plus son allié mais au contraire un concurrent dont il faudra se débarrasser.

Comme il l'avait fait en le mettant à la tête de l'équipe Macintosh, le conseil d'administration cherche à trouver une occupation à Steve Jobs afin de le canaliser. Par exemple, pourquoi ne pas le mettre à la tête d'une petite équipe qui aura pour rôle d'imaginer les produits du futur ? Jobs lui-même dit préférer manager des petites équipes.

D'ailleurs, Jobs pense lui-même créer une équipe de recherche appelée Apple Labs afin d'anticiper les nouvelles technologies qui arriveront sur le marché, comme les écrans plat. Malheureusement, Jobs ne sait pas ce qu'il veut. Il veut être à la tête d'Apple Labs, mais il ne veut pas quitter la tête de l'équipe Macintosh. Il est tiraillé entre créer le futur d'Apple et démontrer qu'il est un bon manager.

Son comportement pose réellement problème, il a des sauts d'humeur constamment et cela empire. À partir de 1985, ses collègues appellent son assistante pour savoir s'il est de bonne humeur. Généralement, ce n'est pas le cas.

Tentative de coup d'état

En avril 1985, Apple obtient le droit d'exporter ses ordinateurs vers la Chine. C'est un contrat important car le gouvernement chinois commande une grande quantité d'Apple II pour ses écoles et universités. Une cérémonie est prévue et Jobs y est invité pour représenter Apple mais il arrive à convaincre Sculley d'y aller à sa place.

Jobs a un plan : il veut profiter de l'absence de Sculley pour prendre sa place. Il fait cependant l'erreur d'en parler à Jean-Louis Gassée. Gassée est le créateur d'Apple France qui était la partie d'Apple qui faisait le plus gros chiffre d'affaires à l'étranger. Gassée est ensuite devenu patron d'Apple Europe avant d'être appelé par Sculley pour devenir le patron de l'équipe Macintosh, prévoyant que Jobs serait à la tête d'Apple Labs.

Donc Gassée est mis au courant par Jobs lui-même mais n'aime pas trop le bordel total qu'il anticipe si Jobs devient CEO. Il prévient Sculley en lui disant : si tu vas en Chine, tu es mort. Sculley annule son voyage et demande une réunion d'urgence du conseil d'administration. 

Lors de la réunion, Jobs attaque avec véhémence Sculley et sa gestion qu'il juge désastreuse. Il demande son licenciement mais le conseil d'administration est divisé. Quand la réunion se continue le lendemain, une décision est prise : Sculley est choisi presque à l'unanimité (à part une voix) et Jobs est écarté. Pour la forme, il reste président d'Apple mais sans aucun pouvoir.

Pour la première fois de son histoire, Apple annonce des pertes. Dans le même temps, un plan de licenciement massif est annoncé : un cinquième des effectifs vont être licenciés. Gassée prend la tête de l'équipe Macintosh et il est clair que Jobs ne va pas se contenter de son rôle qui est purement d'affichage. Il n'a plus aucun pouvoir. Il en veut à Sculley, au conseil d'administration et à la terre entière. Il se sent trahi. Cependant, les torts sont partagés. Que pouvait faire Sculley ? Il a tout fait pour essayer de maitriser le comportement de Jobs mais cela était-il possible ? Jobs devenait de plus en plus ingérable et sans doute était-il impossible à gérer, par Sculley ou quelqu'un d'autre.

Jobs n'a aucune envie de rester chez Apple si c'est pour ne rien faire. Son nouveau bureau est dans un bâtiment éloigné du bâtiment central, tellement éloigné qu'il le surnomme Sibéria tant il est loin de tout. Jobs vend la moitié de ses actions Apple et réfléchit à ce qu'il veut faire. Il a 30 ans et jusqu'à présent Apple a été toute sa vie. Que faire quand il ne peut plus rien apporter à l'entreprise qu'il a aidé à créer ? 

Il pense à un moment devenir astronaute. À cette époque la NASA veut ouvrir le voyage spatial à la société civile grâce à sa nouvelle navette spatiale. La prochaine mission sur la navette Challenger doit emporter avec elle une personne non issue de l'armée ou de la NASA. 

Jobs abandonne quand il se rend compte à quel point l'entrainement physique est exigeant. Heureusement, la navette Challenger explose au décollage tuant toutes les personnes à bord, notamment l'institutrice Christa McAuliffe.

Jobs continue sa réflexion, il pense un temps se lancer dans la politique mais tombe dans une profonde dépression. Quand ses amis le voient méditer de plus en plus tout en faisant du jardinage, ils se font du souci et ont peur qu'il ait des pensées suicidaires.

Au cours d'un voyage en Europe, où il rencontrera entre autre le président Mitterrand, il rencontre de nombreux scientifiques de haut niveau (certains ayants un prix Nobel). Ceux-ci lui disent qu'ils n'ont pas d'ordinateur suffisamment puissant pour faire les simulations dont ils ont besoin.

Jobs est conscient du problème, il a d'ailleurs déjà essayé de le régler en travaillant sur le Big Mac, projet abandonné par Apple quand Jobs quitte l'entreprise. Le prototype Big Mac était ce qu'on appelle une workstation, sorte de super ordinateur personnel mais beaucoup plus performant avec plus de mémoire vive, plus de stockage, un processeur très rapide et le tout avec un écran géant de 24 pouces. Les chercheurs n'arrêtent pas de lui parler d'une machine 3M : un million d'octets de RAM, un million d'instructions par seconde pour le processeur et un affichage à l'écran d'un million de pixels. Pour information, le Macintosh original a 128 000 octets de RAM et affiche 175 000 pixels.

Jobs commence donc à réfléchir au concept. Pourquoi ne pas faire une entreprise qui produira la meilleure des workstations pour les chercheurs ?

Jobs annonce en septembre 1985 qu'il quitte Apple pour créer une entreprise qui a pour but de créer une workstation pour les universités. La direction est dans un premier temps surprise puis furieuse quand elle se rend compte que Jobs va débaucher plus d'une dizaine de personnes, et pas des moindres comme des managers haut placés comme le responsable des relations avec le milieu de l'éducation ou des personnes clés ayant travaillé sur le Big Mac comme Rich Page, George Crow ou encore Bud Tribble.

Jobs donne sa lettre de démission au conseil d'administration et envoie une copie à Newsweek. Dans la foulée, Apple l'attaque en justice pour utilisation d'informations propriétaires et le traite de menteur car il n'avait pas prévenu qu'il débaucherait autant de personnes.

Il faudra attendre 11 ans avant que Jobs ne remette les pieds chez Apple.

Du côté de Wozniak, ça ne va pas fort non plus. Il est excédé par le traitement qui est fait de l'Apple II et des personnes travaillant dessus. Alors qu'il était prévu de faire une démonstration de la connexion d'un Apple II avec une imprimante laser, celle-ci est annulée au dernier moment. C'en est trop pour Woz qui appelle Sculley pour lui dire ce qu'il pense. Il le menace alors, en tant que troisième plus gros actionnaire de l'entreprise, d'attaquer Apple pour "présentation frauduleuse des revenus de l'entreprise". En effet, à a ucun moment Apple ne communique sur le fait que la majorité des revenus est du fait des ventes de l'Apple II. C'est une accusation très grave et Sculley essaie tant bien que mal de calmer Woz mais il lui a raccroché au nez.

Woz s'épanche alors dans la presse et lui aussi démissionne.

En quelques mois, Apple est orpheline de ses deux cofondateurs emblématiques. Que va-t-il advenir de l'entreprise sans ses deux parents ?