Transcription épisode 14

Ceci est la transcription de l’épisode 14 de Nolotec Podcast.

Fred Anderson qui fait le ménage

Comme nous l'avons vu dans l'épisode précédent, Gil Amelio est remercié par le conseil d'administration d'Apple en juillet 1997 après la vente des actions de Steve Jobs. La direction est à la recherche d'un nouveau CEO. Le poste est naturellement proposé à Steve Jobs qui refuse, à plusieurs reprises. Il refuse aussi le poste de président. Cependant, il accepte tout de même d'aider Apple à trouver le bon CEO pour l'entreprise. Il estime que la recherche durera 90 jours. Il en profite pour devenir membre du conseil d'administration. Il dit : « J’accepte d’être membre du conseil d’administration, pas plus. J’ai une autre vie maintenant ».

En effet, n'oublions pas qu'il est déjà CEO d'une grande entreprise alors en plein essor : il s'agit de Pixar. Le studio d'animation a sorti Toy Story deux ans plus tôt et est entrée en bourse dans la foulée, avec succès. Steve Jobs aime sa nouvelle vie de père de famille (son fils a 6 ans et sa deuxième fille a deux ans) et on le voit souvent sur les tapis rouges avec sa compagne à son bras. Il a l'air d'enfin profiter de la vie après sa traversée du désert qui a duré tout de même 10 ans.

Du coup, le poste de CEO d'Apple est donné à Fred Anderson en attendant de trouver le bon candidat. C'est le directeur financier d'Apple, embauché par Amelio un an plus tôt. Il sera CEO de juin à septembre 97. Certains disent que trouver un CEO à Apple avec Steve Jobs dans le conseil d'administration est mission impossible. Personne de sensé n'accepterait le poste avec le co-fondateur présent. Il est vrai que Steve Jobs et une figure imposante. Ce à quoi répond Jobs : « Si ça les choque, je serai très heureux de rentrer chez moi à Pixar ».

Anderson, de son côté, a été nommé CEO pour ce qui est, semble-t-il, une seule tâche : pour faire le sale boulot. Il prend des décisions difficiles afin de remettre les finances de l'entreprise en bon ordre. Il annonce plus de 4000 licenciements. Il ne reste qu'à peine plus de 6000 employés d'Apple. Il annonce aussi une perte de plus de 750 millions de dollars pour le trimestre.

Apple commence à manquer cruellement de liquidités, à tel point qu'Anderson est obligé de faire le tour des banques pour les persuader de décaler le remboursement des prêts. Pire, le problème des liquidités est telle qu'Apple risque de ne pas pouvoir payer ses employés et ses fournisseurs. La situation est tellement désespérée que le Wall Street Journal fait l'éloge funèbre d'Apple, estimant la société condamnée.

Cela fait suite à la une du magazine Wired avec comme image le logo d'Apple avec une couronne d'épine. Le titre est clair : Pray, prier, comme pour un proche qui est en fin de vie. D'autres journaux, comme le San Francisco Chronicle, sont aussi mystiques. Dans un édito, un journaliste écrit : "Apple a désespérément besoin d'un grand homme, d'un visionnaire, d'un leader et d'un politicien. La seule personne qualifiée pour diriger cette entreprise a été crucifiée il y a 2 000 ans".

Jobs est annoncé CEO en septembre 97. C'est la première fois qu'il devient le CEO de l'entreprise qu'il a co-fondé. Et encore, il se présente comme CEO par interim. Il dit qu'il veut retaper Apple pour ensuite passer la main à quelqu'un d'autre, comme son père le faisait avec les voitures qu'il retapait pour les revendre en faisant un petit bénéfice. En effet, il est patron de Pixar et dit qu'il n'a pas envie de rester longtemps à la tête d'Apple.

Son retour en tant que CEO est assez critiqué. Et puis, Apple a eu 5 CEO en 5 ans. De plus, se remettre avec un ex n'est jamais une bonne idée.

Blague à part, le choix de Steve Jobs parait à l'époque très risqué. Voici un homme qui a eu du succès uniquement en prenant la tête d'une petite équipe, celle qui a développé le Macintosh original, mais qui a essuyé échec sur échec par la suite. Apple c'est des milliers d'employés partout dans le monde comme en Irlande ou à Singapour, cela demande des compétences très différentes de celles nécessaires pour le développement d'un projet comme le Macintosh.

Et puis la réputation de Jobs ne joue pas en sa faveur. Outre son absence de succès depuis 10 ans (je mets de côté Pixar pour lequel Jobs n'est pas considéré comme un facteur déterminant du succès, au contraire de John Lasseter et de Ed Catmull), il est connu pour être colérique et erratique dans son comportement.

De plus, tout le monde a une image de lui se comportant en diva et pour être très dépensier pour des broutilles (comme pour le logo de NeXT ou encore l'usine Macintosh par exemple). Certains pensent que son coup de maître a été de pousser Apple à payer un prix considéré comme astronomique pour NeXT. Les mauvaises langues disent que Steve Jobs est un arnaqueur de classe internationale.

Tout le monde s'accorde pour dire qu'il faudrait à sa place pour Apple un CEO froid, méthodique, capable de prendre des décisions durs et rapidement, notamment pour faire des économies. Or, Steve Jobs n'est pas connu pour cela, bien au contraire.

Steve Jobs se présente comme CEO par interim ou iCEO. Il n'arrête pas de dire qu'il est là temporairement, qu'il veut retourner travailler pour Pixar à 100% le plus rapidement possible.

Mais une pique de Michael Dell lui fera peut-être changer d'avis. Alors qu'on demande au patron de Dell ce qu'il ferait à la place de Steve Jobs s'il était à la tête d'Apple, il répond froidement qu'il fermerait Apple afin de rendre l'argent aux actionnaires.

Steve Jobs est plus qu'agacer par cette remarque, il enverra à ce sujet un mail à Michael Dell disant : je croyais que les CEO étaient supposés avoir de la classe. Bon, je ne vois pas où Steve Jobs a appris cela. Si les patrons d'entreprise avaient de l'élégance, cela se saurait.

Think Different

Alors que Fred Anderson fait le ménage, Steve Jobs s'attelle à reprendre la main sur la communication. C'est sans doute la première décision d'ampleur après son retour chez Apple. Il veut montrer au monde qu'Apple n'est pas mort. Cependant, il ne peut pas faire grand-chose. Il ne peut pas sortir le nouveau système d'exploitation car il n'est pas prêt. De plus, aucun nouveau produit ne peut être développé en quelques mois. Il ne lui reste plus que de mettre en place une campagne marketing. Pour cela, il fait appel à son acolyte de toujours, Lee Clow de Chiat/Day, avec qui il avait travaillé sur la campagne de publicité 1984. Vous pouvez écouter à ce sujet l'épisode 8.

Clow est d'accord avec Steve Jobs, Apple reste une des plus grandes marques du monde. Néanmoins, elle a perdu de son lustre et il est vital de rappeler au public ce qui différencie Apple du reste des marques. Lee Clow dit : " il s'agit donc d'une campagne d'image de marque, et non d'un ensemble publicité vantant les mérites de différents produits. Elle a été créée pour célébrer non pas ce que les ordinateurs pouvaient faire, mais ce que les personnes créatives pouvaient faire avec les ordinateurs". Avant d'ajouter : "chez Apple, nous avions oublié qui nous étions. Une façon de se rappeler qui vous êtes est de vous rappeler qui sont vos héros. C'était la genèse de cette campagne".

N'oublions pas que le contexte est très sombre. Tous les jours sortent des articles disant qu'Apple est condamnée. Les ventes sont en berne car les clients d'Apple hésitent à acheter un ordinateur d'une entreprise moribonde qui peut fermer boutique dans l'année.

Cela a aussi un effet sur le moral des employés d'Apple. Comment trouver la motivation et l'inspiration quand tout le monde vous dit que votre entreprise est en phase terminale ?

Steve Jobs veut donc lancer une campagne marketing de grande ampleur afin d'affirmer qu'Apple n'est pas morte, que la société est de retour. Il veut centrer le message sur la créativité, sur le fait qu'Apple permet aux utilisateurs d'être plus créatifs.

Il veut que ce soit une célébration de l'entreprise, non pas celle moribonde, mais l'entreprise telle qu'elle doit être, rêvée par les fans de la marque. Lee Clow fait le parallèle avec le retour en grâce dans les années 90 de la marque Harley-Davidson.

Leur communication se basait sur le fait que leurs clients peuvent retrouver leur esprit rebelle en achetant une Harley, et cela même s'ils n'ont plus 20 ans et qu'ils sont banquiers plutôt que des Hell's Angels. La campagne de communication d'Harley Davidson a réhabilité une icône de la contre-culture pour les baby-boomers qui avaient grandi et s'étaient perdus. C'est exactement ce qu'Apple avait besoin de faire.

Au sein de la société de Cupertino, beaucoup doutent de la nécessité d'une telle campagne de publicité. En effet, la société perd beaucoup d'argent et une telle dépense parait frivole. Le spectre du Steve Jobs dépensier refait surface. Mais Jobs ne plie pas.

Lee Clow connait bien le patron d'Apple. Il se rappelle qu'il a toujours aimé les photos de personnalités. Il en avait d'ailleurs aux murs de sa première maison comme une d'Albert Einstein. De plus, Jobs aime beaucoup les photos en noir et blanc de Ansel Adams, il a en d'ailleurs dans sa maison de l'époque et il avait décoré les bureaux de NeXT avec des posters géants de photos d'Ansel Adams. Lee Clow décide de fusionner tout cela avec le concept des publicités Think Different. À ce propos, ce terme Think Different est un peu bizarre car grammaticalement, il ne tient pas. Il faudrait dire Think Differently mais Jobs aime Think Different, il trouve que cela a plus de punch. Et puis, le slogan historique d'IBM est THINK, c'est encore là un moyen de se différencier de Big Blue. Donc la campagne Think Different est un ensemble de photos de personnalités connues et rebelles, en noir et blanc. Jobs hésite. Il a peur que la campagne qui célèbre des génies ne soit détournée pour dire que Jobs est là pour célébrer ce qu'il considère être son propre génie. Il n'a pas envie que la communication tourne autour de lui mais bien autour de la société.

Cependant, après quelques hésitations, il valide rapidement le concept. Tout le monde est surpris. D'habitude, il y a des discussions pendant des mois entre des personnes haut placés dans le marketing pour valider ou faire des changements, avec d'innombrables aller-retour qui diluent totalement le message. Cela est fini avec Steve Jobs : tout passe par lui, c'est lui qui prend les décisions et cela rapidement.

Pour la publicité TV, il faut une voix off. Clow et Jobs voulaient au départ embaucher Robin Williams pour évoquer l'esprit du film le cercle des poètes disparus. Cependant, l'agent de l'acteur leur dit que Robin Williams ne fait pas de publicité. Jobs se démène et essaie de l'appeler directement.

Il tombe sur sa femme qui refuse de lui passer son mari, sachant que Jobs l'aurait convaincu. Il pense alors à Tom Hanks et va jusqu'à demander à Bill Clinton, alors président des USA, à l'appeler de sa part mais il refuse. Tout compte fait, c'est Richard Dreyfuss qui sera choisi. Il accepte notamment parce que c'est un fan d'Apple.

Malgré ce choix, il y aura une grosse hésitation jusqu'au dernier moment concernant cette voix off. En effet, Lee Clow propose d'utiliser la voix de Steve Jobs lui-même. Cependant, c'est la version avec la voix de Richard Dreyfuss qui est choisie. En effet, là encore Jobs a peur que la publicité soit centrée autour de lui plutôt qu'Apple.

Le spot TV reprend les photos en noir et blanc de personnalités, en ajoutant parfois des vidéos. Avec en voix off, le texte suivant raccourci :

« Les fous, les marginaux, les rebelles, les anticonformistes, les dissidents... Tous ceux qui voient les choses différemment, qui ne respectent pas les règles. Vous pouvez les admirer, les désapprouver, les glorifier, ou les dénigrer. Mais vous ne pouvez pas les ignorer. Car ils changent les choses. Ils inventent, ils imaginent, ils explorent. Ils créent, ils inspirent. Ils font avancer l’humanité. Là où certains ne voient que folie, nous voyons du génie. Car seuls ceux qui sont assez fous pour penser qu’ils peuvent changer le monde, y parviennent. » "

Une version plus courte ne sera diffusée qu’une seule fois, lors du dernier épisode de Seinfeld avec Jerry Seinfeld qui apparait à la fin. D'ailleurs, Seinfeld est un fan d'Apple : on peut voir un Mac (comme le Mac SE/30) dans son salon dans chacun des épisodes de sa série.

Parmi les personnalités qui ont été choisies pour la publicité TV, on trouve des musiciens (Bob Dylan, Maria Callas, Louis Armstrong, John Lennon, Jimmy Hendrix), des peintres (Picasso, Dali), un architecte (Frank Lloyd Wright), des leaders politiques (Mahatma Gandhi, Martin Luther King, le Dalaï-lama), des scientifiques et inventeurs (Einstein, Edison), des réalisateurs (Jim Henson), une danseuse (Martha Graham) et une aventurière (Amelia Earhart).

À noterque ce soit dans la publicité TV ou sur les affiches, à aucun moment le nom des personnalités apparait même quand leur image n'est pas vraiment connue du grand public (comme Maria Callas ou Frank Lloyd Wright par exemple).

Cela valorise évidemment ceux qui connaissent ces personnages et permet de ne pas prendre le public pour des idiots. La plupart d'ailleurs sont des héros personnels de Jobs.

Le résultat est saisissant : beau, élégant et artistique. Au final, cela ne ressemble pas vraiment à une publicité. D'ailleurs, de nombreuses personnes utiliseront les publicités comme posters par la suite. En effet, Apple produira des posters de grande taille, il y en a 29 différents qui ont été produits.

Pour certaines photos, Steve Jobs utilisera ses connexions pour récupérer les droits. C'est le cas de la photo de John Lennon dont il négocie les droits directement avec Yoko Ono, qui, ça tombe bien, est sa voisine à New-York : ils ont un appartement dans le même immeuble. Pas de problème pour celle de Joan Baez, Jobs la connait bien : c'est une ex à lui. Pour une photo de Gandhi, il appelle directement le patron de Time Warner pour acheter les droits.

Cette campagne marketing a un succès retentissant. Elle redonne de la fierté aux employés. La version avec Steve faisant la voix off sera utilisée dans une vidéo utilisée en interne. Quand la publicité reçoit l'Emmy Award pour la meilleure pub, Apple donne à chacun de ses employés un livre de 50 pages regroupant toutes les affiches. C'est un moyen simple, mais efficace, pour motiver les employés déprimés par des années de coupes budgétaires. La publicité leur dit que des jours meilleurs arrivent.

Il faut se rendre compte à quel point cette campagne marketing est atypique. Elle ne montre aucun produit, encore moins de nouveaux produits car il n'y en a pas. Les personnes qui apparaissent telles que Gandhi ou Einstein n'ont jamais utilisé de produit Apple, d'ailleurs la plupart d'entre elles sont décédées avant même la création de l'entreprise. Mais ce n'est pas grave, le but n'est pas de faire la promotion d'un quelconque ordinateur, le but est de provoquer de l'émotion associée à la marque. Il faut que l'on comprenne qu'Apple n'est pas une marque comme les autres. Steve Jobs veut rappeler au monde entier ce qu'est Apple. On ne peut s'empêcher de faire le parallèle entre la publicité et Steve Jobs lui-même. La campagne met avant les "les fous, les marginaux, les rebelles, les anticonformistes, les dissidents... Tous ceux qui voient les choses différemment, qui ne respectent pas les règles" : c'est presque la définition même de ce qu'est Steve Jobs.

L'autre cible de la publicité, outre le grand public, est les employés d'Apple. Elle doit leur redonner confiance dans la société et son avenir. Il faut les rassurer : cela fait des années qu'ils sont considérés comme des nuls, des ratés. La campagne marketing leur dit qu'ils sont des artistes, des rebelles, qu'ils vont changer le monde. Pour renforcer cet état d'esprit, des affiches seront installées sur le campus d'Apple à Cupertino.

Cette campagne permet aussi de gagner un peu de temps. La campagne commence le 28 septembre 1997, alors que Jobs vient tout juste d’être annoncé iCEO. Pour l’instant, il ne peut que prendre des décisions concernant les économies (licenciements, abandons de produits, etc.), mais il ne peut pas encore annoncer de nouveaux produits. Cette campagne lui permet de dire qu’Apple est toujours vivant et compte peser dans le domaine informatique, sans annoncer quoi que ce soit de tangible.

Pour marquer le coup, deux jours après la sortie des publicités, Steve Jobs fait une fête avec les employés d'Apple au cas de laquelle il leur fournit un petit livre de 50 pages avec les affiches des publicités Think Different. Il en profite pour faire un petit discours dans lequel il dit : Apple dépense cent millions de dollars par an en publicité et cela ne nous a pas beaucoup servi. Nous allons continuer à dépenser 100 millions de dollars par an, mais maintenant nous allons mieux les dépenser".

Enfin, Jobs trouve un autre moyen plus prosaïque de remonter le moral des employés : il force le conseil d’administration à réévaluer à la hausse les actions des employés. Cela fera beaucoup pour remotiver les employés, car ils ont une chance que leurs actions prennent de la valeur et ainsi être récompensés pour leur travail.

Steve Jobs voulait-il vraiment être CEO d'Apple ?

Arrêtons-nous un instant pour répondre à la question suivante : Steve Jobs voulait-il vraiment être CEO d'Apple ? En effet, ce n'est pas clair et beaucoup d'indices et de faits se contredisent à ce sujet.

Commençons par ceux qui disent que Steve Jobs ne voulait pas être CEO.

Le premier exemple arrive rapidement, le jour où l'achat de NeXT est annoncé aux employés. Une journaliste présente demande à Steve Jobs s'il allait prendre le pouvoir chez Apple. Il lui répond : oh non, il y a beaucoup d'autres choses qui se passent dans ma vie maintenant. J'ai une famille. Je suis impliqué chez Pixar. Mon temps est limité, mais j'espère pouvoir partager quelques idées.

Lee Clow pense lui aussi que Steve Jobs ne voulait pas prendra la tête d'Apple. Il se rappelle de discussions téléphoniques avec Jobs qui lui dit qu'il n'est pas sûr de revenir à Apple, et même après le rachat de NeXT. Jobs se plaint d'un Amelio qu'il juge nul et que la société est en mauvais état.

Sa femme elle-même, Lauren Powell Jobs, dit qu'il ne voulait pas forcément revenir à la tête d'Apple. Elle ne cessera pas d'ailleurs de le répéter. Elle dit que Jobs était hésitant, ne sachant pas quoi faire à propos d'Apple et qu'elle le poussera à de nombreuses reprises à revenir chez Apple. Elle pense qu'il est le seul à même de sauver l'entreprise. Et surtout, elle pense qu'il sera heureux que s'il arrive à sauver Apple, que s'il fait un travail qu'il juge important.

Mais Steve hésite. Il a 40 ans, 3 enfants dont deux très jeunes et ses expériences chez Pixar et NeXT l'ont marqué et usé. Il doit se demander si cela vaut le coût de repartir pour un tour, surtout que l'Apple qu'il l'a connu n'a rien à voir avec l'Apple de 97. Il partage ses doutes sur la qualité des personnes au sein de l'entreprise, sur les ressources disponibles. Il ne sait pas s'il est possible de sauver l'entreprise. Et puis, il a aussi peur de perdre le peu de crédit qu'il vient tout juste de récupérer avec le succès inespéré de Pixar. Il ne veut pas risquer de ternir sa réputation avec un éventuel nouvel échec chez Apple. Je rappelle rapidement qu'avec l'entrée en bourse de Pixar, Steve Jobs est milliardaire donc l'appât du gain ne peut pas être un motivateur supplémentaire. De tout façon, l'appât du gain n'a jamais été un facteur déterminant chez Jobs.

Il fait part de ses hésitations à son ami Andy Grove, alors patron d'Intel. Il l'appelle à deux heures du matin et partage ses atermoiements. Fatigué de l'entendre, Grove lui aurait dit avant de raccrocher : « Écoute Steve, j’en n’ai rien à foutre d’Apple. Prends une décision ».

Autre élément à prendre en compte, c'est la nature même du travail chez Apple.

Avec Pixar, Steve Jobs crée des films qui ont un impact sur le long terme. En 97, il dit : je ne pense pas que vous serez capable de démarrer un ordinateur d'aujourd'hui dans 20 ans. Mais Blanche-Neige s'est vendu à 28 millions d'exemplaires, et c'est une production vieille de 60 ans. Les gens ne lisent plus Hérodote ou Homer à leurs enfants, mais tout le monde regarde des films. Ce sont nos mythes aujourd'hui. Disney intègre ces mythes dans notre culture, et j'espère que Pixar le fera aussi."

Il partagera sa frustration et sa fatigue de devoir créer des produits technologiques qui, par essence, deviennent obsolètes dès leur sortie.

D'ailleurs, après le rachat de NeXT, tout démontre que Steve Jobs ne veut pas s'investir dans Apple avec un rôle actif. À ce propos, Jobs voulait être payé en liquide pour le rachat de NeXT, peut-être pour ne pas être lié à Apple ? C'est le conseil d'administration qui se tourne vers Steve Jobs une fois Amelio remercié et pas le contraire.

Il semble que tant qu'Amelio était à la tête de l'entreprise, Jobs ne voulait pas entendre parler d'Apple. Tout juste a-t-il un rôle de conseiller. Même quand Amelio lui demande de revenir chez Apple à temps plein pour s'occuper du développement du nouveau système d'exploitation, là encore Jobs refuse. Sous la pression, il accepte d'être conseiller au chairman, ce qui est suffisamment vague pour vouloir tout et rien dire.

Malgré tous ces exemples, d'autres personnes disent que Steve Jobs voulait depuis longtemps revenir chez Apple et prendre la tête de l'entreprise pour la sauver.

Dans l'épisode précédent, je donne l'exemple de Larry Tesler qui prédit à Amelio que Steve Jobs va prendre sa place. Bill Gates lui aussi, après le rachat de NeXT, commence à dire à qui veut l'entendre qu'Amelio a fait entrer le loup dans la bergerie et qu'il va tout bouffer.

Cependant, ce ne sont que des opinions de personnes certes bien renseignées, mais cela reste des opinions. Si l'on s'en tient aux faits, il y a un certain nombre d'éléments tangibles.

Par exemple, quand Amelio arrive au conseil d'administration d'Apple en 1994, soit bien avant qu'il devienne CEO, Steve Jobs l'appelle pour qu'ils puissent se voir. Lors de cet entretien, il lui annonce qu'il veut qu'Amelio l'aide à revenir à la tête d'Apple. Il lui aurait dit : il n'y a qu'une seule personne qui peut rallier les troupes d'Apple, une seule personne qui peut redresser l'entreprise. L'ère du Macintosh est révolue et il est maintenant temps pour Apple de créer quelque chose de nouveau qui soit tout aussi innovant".

Néanmoins, quand Amelio lui demande précisément ce qui va remplacer le Mac, Jobs n'arrive pas à donner une réponse précise. Il décide alors de mettre fin à l'entretien.

En décembre 95, soit un plus d'un an après l'entretien avec Amelio, Larry Ellison, patron d'Oracle et ami de Jobs, pense racheter Apple avec Jobs. Jobs pesait alors 600 millions de dollars grâce à ses actions chez Pixar et Ellison de son côté possède plus de 4 milliards de dollars. Nul doute qu'ils auraient pu faire une offre d'achat hostile avec l'aide de banques et d'investisseurs. Malgré cela, Jobs décide d'abandonner l'idée au dernier moment.

Un an après, en décembre 96, alors que Jobs est en vacances à Hawaii avec sa famille, Larry Ellison vient le voir. Jobs lui aurait dit : Larry, j'ai trouvé un moyen pour retourner chez Apple et prendre le contrôle de l'entreprise sans à avoir à la racheter. Il lui aurait expliqué alors comment Apple allait racheter NeXT, lui permettant d'être au conseil d'administration et ainsi se projeter pour être CEO.

Ce à quoi répond Ellison : mais Steve, il y a une chose que je ne comprends pas. Si nous n'achetons pas la société, comment pouvons-nous gagner de l'argent ?

Et à Jobs de répondre : Larry, voilà pourquoi il est vraiment important que je sois ton ami. Tu n'as pas besoin de plus d'argent.

Alors, que penser de tout cela ? Jobs voulait-il revenir chez Apple ? A-t-il tout orchestrer pour prendre la place d'Amelio ? Ou est-ce que ce sont les événements qui l'ont poussé dans cette position ?

C'est difficile à dire. Pour une fois, je vais donner mon avis. Je pense que tout le monde a raison. Comment cela ? Eh bien, je crois que Steve Jobs n'arrêtait pas d'hésiter et de changer d'avis, comme le montre ses multiples tentatives d'acheter Apple avec Ellison qu'il avorte au dernier moment. Je pense que, quand il revient chez Apple après le rachat de NeXT, il ne veut pas forcément reprendre le pouvoir. Tout indique d'ailleurs le contraire : il ne prend pas de rôle important et essaie autant que faire se peut de se faire petit. Mais, et c'est un gros mais, il a sans doute été difficile, voir impossible pour lui, de se mettre de côté et voir ce qu'il considère comme son entreprise se désintégrer. D'autant plus qu'il pense qu'Amelio n'est pas l'homme de la situation, si on veut le dire gentiment. Du coup, il a dû se sentir obliger de prendre les rênes.

Je crois aussi qu'il était sincère quand il dit qu'il revient temporairement afin de trouver un autre CEO. Mais à partir de ce moment-là, il était aussi évident qu'il ne trouverait personne qui trouve grâce à ses yeux. Ainsi, faisant ce constat amer, il va s'investir totalement dans sa mission : puisque personne ne peut le faire, c'est à lui de sauver Apple.