Transcription épisode 15

Ceci est la transcription de l’épisode 15 de Nolotec Podcast.

Décisions difficiles

Quand Steve Jobs est annoncé en septembre 97 comme CEO par intérim, soit iCEO, il a du pain sur la planche. Apple est dans une situation encore pire qu'anticipé. L'année fiscale 97 s'arrête fin septembre avec des pertes de plus de 800 millions. Le CA a baissé de 4 milliards de dollars entre 95 et 97 passant de 11 milliards à 7 milliards. L'action a perdu les 2/3 de sa valeur.

C'est d'autant plus grave que le marché des ordinateurs personnels est en plein boom avec une croissance à deux chiffres alors que les ventes d'Apple ont baissé de 27% dans le même temps. Steve Jobs doit prendre des décisions difficiles et rapidement s'il veut sauver l'entreprise. Ce que le grand public ne sait pas, c'est que Steve Jobs a changé en 11 ans. Les claques qu'il a reçus en étant à la tête de NeXT lui ont énormément appris. Il est beaucoup plus discipliné et a développé des compétences de négociateur qui lui seront utiles très rapidement. De plus, son travail au sein de Pixar lui a appris à être patient et à faire confiance aux talents de ses employés.

Il a aussi retenu qu'il est essentiel d'avoir le conseil d'administration de son côté. C'est ce qui lui a couté sa place en 1985. Il ne fera pas la même erreur. Avant de devenir CEO, il négociera le fait de changer pratiquement toutes les personnes au conseil d'administration, même Mike Markkula, premier investisseur dans l’histoire d’Apple et troisième employé derrière Jobs et Wozniak. Ils sont tous remplacés par des alliés de Jobs comme Larry Ellison, CEO d'Oracle.

Steve Jobs pense que le conseil d'administration a autant de responsabilité dans la chute d'Apple que les précédents CEO. Il fait tout pour avoir les pleins pouvoirs. Il sera le seul à prendre des décisions et personne ne pourra le contredire. Si Apple échoue, ce sera sa seule responsabilité.

Pour démontrer qu'il n'est pas là pour l'argent (rappelons qu'il vient d'être milliardaire avec l'entrée en bourse de Pixar), il accepte de travailler avec un salaire de un dollar par an. Cela marque la différence avec son prédécesseur, Gil Amelio, dont le salaire avait choqué les employés avec ses 12 millions par an. Steve Jobs ne signe aucun contrat, le laissant libre de partir quand il veut. Cependant, il peut utiliser le jet privé de l'entreprise à sa guise. Ne vous inquiétez pas, il est tout de même en plus récompensé en actions.

Àpropos de son salaire, voici une petite anecdote que partage Scott Forstall, responsable logiciel chez Apple. À l'époque, il est surpris que Steve Jobs, qui est plutôt connu pour être radin, lui paye le repas tous les midis à la cafétéria de l'entreprise. Même quand Jobs doit attendre que le repas de Forstall soit préparé quand le sien est prêt, il insiste pour l'attendre et l'inviter. Gêné, Forstall lui dit qu'il peut payer lui-même ses repas. Ce à quoi Jobs répond : "tu ne comprends pas, Scott. Tu sais que quand tu passes ton badge, le prix du repas est déduit de ton salaire ? Je suis payé un dollar par an ! À chaque fois que je passe mon badge, j’ai un repas gratuit !"

Steve Jobs va passer les premières semaines à passer en revu tous les produits et tous les logiciels d'Apple. Il utilisera pour cela la plus grande salle de conférence du campus où chaque équipe sera convoquée une par une. Pour être le plus efficace possible, il interdit toute introduction, il faut aller directement à l'essentiel. De même, il interdit l'utilisation de diaporama du style PowerPoint. Il dit que ceux qui savent de quoi ils parlent n'ont pas besoin de PowerPoint.

Les équipes montrent à leur CEO leurs produits existants ainsi que ceux qui doivent les remplacer. Il demande alors à chaque équipe de faire des économies. Au lieu de prendre les décisions lui-même, il préfère que les équipes s'arbitrent elles-mêmes. Cependant, c'est rarement suffisant et Jobs doit annuler un grand nombre de projets et de produits.

Il répétera souvent pour que tout le monde comprenne : "si un produit ne fait pas de bénéfice, on doit s'en séparer. Pour qu'Apple puisse survivre, nous devons couper encore plus". Contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, tout se fait dans le calme. Pas de grosses colères, pas de hurlements, juste des décisions prises froidement.

Steve Jobs ne fait que continuer le travail commencé par ses prédécesseurs. Amelio avait baissé le nombre de projets de 350 à 50, laissant la possibilité à Jobs de passer de 50 à 10 pour ne garder que la crème de la crème.

Prenons un exemple concret. À l'époque, Apple vendait un peu de tout, notamment des imprimantes. 

L'entreprise se contentait de rebadger des imprimantes fournies par HP. Cependant, Apple les vendait à perte, comme c'est le cas sur ce marché, pour avoir un prix similaire à la concurrence. Or, les bénéfices se font sur la vente d'encre et Apple n'en vendait pas. Steve Jobs, à raison, trouve cela complètement débile. Dorénavant, Apple ne vendra plus d'imprimante.

Ces multiples réunions permettent à Steve Jobs de connaître rapidement des centaines de personnes à Apple. Du coup, il retient les personnes qu'il considère de qualité et les contacte directement, sans passer par une quelconque hiérarchie. Ce qui est un vrai changement. Et cela permet aussi d'aller plus vite. Son assistant dit à ce sujet : "Steve a la capacité de se rappeler de tout. Il peut se souvenir de la dernière conversion et des derniers emails échangés avec 300 personnes".

Pour faire des économies, Steve Jobs est obligé de faire beaucoup de licenciements. Là aussi, Steve a changé : licencier lui parait beaucoup plus difficile qu'avant. Il dit : "je continue à le faire parce que c'est mon travail. Mais quand je regarde les personnes quand cela arrive, je pense que cela pourrait être moi rentrant à la maison pour annoncer à ma femme et à mes enfants que je viens d'être licencié. Ou que ça pourrait être un de mes enfants dans vingt ans. Je ne l'avais jamais pris aussi personnellement auparavant".

Malgré les licenciements, il est surpris de trouver beaucoup d'employés de qualité, de niveau A comme il dit. À ce propos, il ne comprend pas que ces personnes soient restées chez Apple alors qu'elles auraient pu facilement trouver de meilleurs postes ailleurs, chez Microsoft par exemple. Quand il leur pose la question de manière un peu abrupte : mais pourquoi diable êtes-vous resté ? Ces employés répondent : parce que nous saignons en 6 couleurs, rappelant les couleurs du logo d'Apple.

Il estime la part de ces excellents employés à presque un tiers. Il est aussi surpris qu'ils soient restés alors qu'ils auraient pu trouver de bonnes offres chez des concurrents. Ce sont donc de vrais amoureux de l'entreprise et Jobs va s'appuyer sur eux. Cependant, il pense aussi qu'un tiers n'a rien à faire chez Apple.

Il ne veut garder que les meilleurs et n'embaucher que les meilleurs. Il fera la comparaison suivante : "pour la plupart des choses dans la vie, l'écart entre le meilleur et la moyenne est de 30 % ou plus. Ce que j'ai vu avec Woz, c'est quelqu'un qui était cinquante fois meilleur que l'ingénieur moyen. L'équipe Mac était une tentative de construire une équipe entière comme ça, des personnes de premier ordre. 

J'ai réalisé que les ingénieurs de niveau A aimaient travailler avec les ingénieurs de niveau A, mais qu'ils n'aimaient pas travailler avec les ingénieurs moins bon qu'eux. Chez Pixar, c'était une compagnie entière d'ingénieurs de niveau A. Quand je suis revenu chez Apple, c'est ce que j'ai décidé d'essayer de faire. Vous devez avoir un processus d'embauche collaboratif. Lorsque nous embauchons quelqu'un, même s'il est destiné à travailler dans le domaine du marketing, je le fais parler avec les concepteurs et les ingénieurs. Mon modèle était Robert Oppenheimer. J'ai lu sur le type de personnes qu'il recherchait pour le projet de la bombe atomique. J'étais loin d'être aussi bon que lui, mais c'est ce que j'aspirais à faire."

Steve travaille énormément et se met beaucoup de pression. En conséquence, il met aussi beaucoup de pression sur ses employés. Certains à la direction se plaignent entre eux du nombre de coups de fil du patron. Une employé donne le conseil de ne pas répondre au téléphone. Ce à quoi répond Bill Campbell : "c'est ce que me dit ma femme. J'ai essayé mais ensuite Steve venait chez moi. Il vit à seulement trois pâtés de maisons". 

À ce sujet, une rumeur court que Steve Jobs a tendance à virer les gens juste après avoir parlé avec eux. Une autre rumeur parle d'un employé qui a dû défendre son travail alors qu'il était dans l'ascenseur avec Steve et qu'une fois arrivé à son étage, il était viré. Une expression est même créée à cette occasion, "to get steved" pour dire que le projet a été abandonné ou qu'une personne a été licenciée.

La réalité est différente. Malgré de nombreuses recherches, personne n'a retrouvé le fameux employé viré après une discussion dans un ascenseur. Les licenciements sommaires ont dû exister mais étaient rares. Cependant, c'était assez pour faire gonfler les rumeurs et terroriser tout le monde.

Steve Jobs met non seulement la pression en interne mais aussi sur les fournisseurs. Il renégocie tous les contrats. Il va mettre en concurrence les fournisseurs pour n'en garder qu'une poignée avec les meilleurs prix et conditions.

À partirde décembre 97, le statut de Steve Jobs évolue. Il est clair qu'il est là pour le long terme et c'est naturellement que la recherche d'un autre CEO est abandonnée. Steve Jobs dira par la suite : "je suis retourné chez Apple et j'ai essayé d'embaucher un CEO, avec l'aide d'une agence de recrutement, pendant près de quatre mois. Mais ils n'ont pas produit les bonnes personnes. 

C'est pourquoi je suis finalement resté. Apple n'était pas en mesure d'attirer qui que ce soit de bon". Sans doute aussi que Steve Jobs était extrêmement exigeant, peut-être même un peu trop. 

Simplification de la gamme

En parallèle, Steve Jobs s'attelle à la simplification de la gamme. En effet, le catalogue est un cauchemar. En voulant faire un ordinateur pour chaque cas d'utilisation, Apple se retrouve avec une quantité astronomique de machines qui sont la plupart invendables. Steve Jobs fait part de sa confusion : "quand je suis arrivé chez Apple, il y avait plein de machines. Quand je demande ce qu'on peut me recommander entre le 3400 et le 4400, personne n'est capable de me répondre. Au bout de 3 semaines, je n'arrivais toujours pas à comprendre la gamme. Si moi je n'y arrive, comment croire que nos clients le puissent ?"

À cette époque, il existe même un poster du style arbre de décision pour aider les clients à choisir leur ordinateur tellement le choix était dur à faire.

Pour illustrer sa réflexion, Jobs dira souvent : "décider de ce qu'il ne faut pas faire est aussi important que de décider de ce qu'il faut faire. C'est vrai pour les entreprises, et c'est vrai pour les produits". 

Le Newton et son petit frère, le eMate, vont en faire les frais. Alors que beaucoup considèrent l'annulation du Newton comme un acte de vengeance de Jobs vis-à-vis de Sculley, il n'y a pas que cela (même s'il est vrai que tuer le produit créé par la personne responsable de son départ d'Apple a du jouer dans la balance).

Bien que le Newton vient pour la première fois de faire des bénéfices et que le marché des PDA prend de l'ampleur, comme le démontre Palm, Jobs considère que le Newton est une distraction pour Apple. Apple fait des ordinateurs et doit donc se concentrer sur ce marché. Jobs dira par la suite : "si Apple avait été dans une situation moins précaire, je me serais creusé les méninges pour trouver comment sauver le Newton. Mais je n'avais pas confiance dans les gens qui dirigeaient le projet. Mon instinct me disait qu'il y avait une très bonne technologie, mais qu'elle était bousillée par une mauvaise gestion. En l'arrêtant, j'ai libéré de bons ingénieurs qui pouvaient travailler sur de nouveaux appareils mobiles".

Bizarrement, Amelio contactera Jobs en 1998 pour racheter tout ce qui reste du Newton. Jobs refuse. Il dit : "je peux être méchant, mais je ne pourrais jamais être aussi méchant. Il n'est pas question que je le laisse s'humilier encore plus, que ce soit lui ou Apple". 

Ainsi, adieu les imprimantes, adieu le Newton, adieu les distractions. Apple va faire de bons ordinateurs. Pour cela, Jobs vise le haut de gamme. Il fait la comparaison avec les voitures de luxe, disant que les gens sont prêts à payer plus cher pour une BMW, ils feront de même pour un Mac.

Pour cela, il faut faire des ordinateurs de qualité supérieure. Jobs décide, et cela restera dans l'histoire, de ne faire que 4 ordinateurs. Je rappelle que dans l'épisode 12, je fais un petit topo sur la gamme d'Apple : les Mac sont disponibles en douze formes différentes. Trois ordinateurs portables, trois formats de tour et six formats d’ordinateurs de bureau. Par exemple, les Performa ont onze ordinateurs différents. Les Power Macintosh, eux, ont quinze versions. Les ordinateurs portables en ont six. Et je vous fais grâce des serveurs. On passe donc de plusieurs dizaines de machines avec des variations pour chaque modèle à 4 ordinateurs : un ordinateur de bureau pour le grand public, un ordinateur de bureau pour les professionnels, un ordinateur portable pour le grand public et un ordinateur portable pour les professionnels.

Le conseil d'administration est totalement terrifié par cette perspective. La concurrence n'a-t-elle pas elle-même des dizaines de références ? Si un seul de ces ordinateurs s'avère être un échec, Apple peut mettre la clé sous la porte. Un des membres du conseil d'administration parle même d'un plan suicidaire.

Ceci étant, cela permet de concentrer toute l'énergie de l'entreprise sur uniquement 4 produits. Le mot clé est focus, qu'on pourrait traduire par concentration : l'entreprise va concentrer toute son attention et son énergie à faire 4 produits exceptionnels. Peu pensent que cela est possible et même suffisant.

Le fait d'avoir moins de produits permet aussi de simplifier tous les problèmes liés à la logistique et à la gestion de stocks, problèmes récurrents chez Apple. Enfin, avec la quantité astronomique de licenciements qu'a connu Apple les dernières années, sans doute que l'entreprise ne peut plus développer autant de produit. De toute façon, les finances ne le permettraient pas.

Pour information, Steve Jobs considère les Mac comme tellement mauvais qu'il ne les utilise pas. A l'époque, son ordinateur principal est un NeXT chez lui et à Apple tandis qu'il utilise un ordinateur portable Toshiba. Ce qui est surprenant parce que les PowerBook de l'époque étaient d'excellentes machines.

Grosse fatigue

Tout ce travail a un effet délétère sur la santé de Steve Jobs. Il ne compte pas ses heures et en paye le prix. Il dit en 1998 : "je n'ai jamais été aussi fatigué de toute ma vie. Je rentre chez moi à 22h et me couche directement. Puis je m'extirpe de mon lit à 6h du matin, prend une douche et vais au travail. C'est à ma femme que revient tout le mérite de m'avoir supporter. Elle m'a soutenu et a gardé la famille unie avec un mari absent".

Il ajoutera bien des années plus tard : "c'était dur, vraiment dur, le pire moment de ma vie. J'avais une jeune famille. J'avais Pixar. Je rentrais tard le soir et les enfants étaient couchés. Et je ne pouvais pas parler, littéralement, je ne pouvais pas, j'étais tellement épuisé. Je ne pouvais pas parler à Laurene. Tout ce que je pouvais faire, c'était regarder une demi-heure de télé et végéter. J'étais à deux doigts de mourir. Je conduisais jusqu'à Pixar et jusqu'à Apple dans une Porsche noire décapotable, et j'ai commencé à avoir des calculs rénaux. Je me précipitais à l'hôpital où on me donnait une dose de Demerol dans les fesses et ça finissait par passer".

Ses voisins le voient régulièrement à la fenêtre de sa maison en train d'écrire des mails le soir sur son ordinateur. Tous ces sacrifices le font douter. Est-ce que ça vaut le coup ? Il n'a même pas le temps de savourer le succès de Pixar avec la sortie de Toy Story et son entrée en bourse. À ce sujet, il dit : "je ne serais pas honnête si, certains jours, je ne me demandais pas si j'ai pris la bonne décision en m'engageant chez Apple".

Accord historique avec Microsoft

Malgré les doutes et la fatigue, Steve Jobs fait tout pour sauver Apple. Par exemple : il veut mettre fin aux poursuites judiciaires entre Apple et Microsoft. Cela fait presque 10 ans que les entreprises croisent le fer aux tribunaux sur le fait que Windows serait une copie du système Macintosh. Jobs veut en finir avec cette affaire. De toute manière, il pense, à juste titre, que Windows a gagné la guerre des systèmes d'exploitation. Cependant, il va essayer d'utiliser au maximum son avantage pour avoir un accord positif pour Apple. Amelio a essayé pendant des années de trouver un accord mais n'a pas réussi.

Il se trouve que de son côté, Bill Gates, veut aussi en finir avec ces poursuites, d'autant plus qu'il a d'autres chats à fouetter. En effet, l'État américain poursuit Microsoft pour abus de position dominante (anti-trust dans la version originale).

Steve Jobs appelle directement Bill Gates : il lui propose l'abandon des poursuites. Après négociations, il obtient en contre-partie que MS doit soutenir le Mac. Steve Jobs veut que MS développe pour 5 ans, au minimum, Office pour la plateforme Mac et ainsi que le navigateur IE. Il veut en plus un investissement de 150 millions de $ en actions de la part de MS mais sans pouvoir de vote. Mais que récupère de son côté Bill Gates ? Un gros lot d'actions Apple à un prix attractif (mais sans pouvoir les vendre pendant au moins 3 ans et sans pouvoir de vote) et IE devient le navigateur par défaut du Mac, permettant à Microsoft de mettre un petit taquet à Netscape en passant. Cependant, Netscape sera tout de même livré sur Mac en même temps qu'IE.

Jobs veut faire passer le message suivant : la plateforme Mac a un avenir, a des logiciels avec Office et IE et MS croit tellement en la plateforme qu'il investit. Bill Gates accepte. Il dira par la suite que c'était infiniment plus simple de négocier directement avec Jobs plutôt qu'avec Amelio et ses myriades de conseillers et avocats. Il laissait trainer pendant des semaines en demandant de plus en plus de documents par fax pour au final ne pas prendre de décision. C'est beaucoup plus simple avec Steve Jobs : tout est négocié directement, sans intermédiaires.

Pour remettre en perspective, l'investissement de 150 millions de dollars de MS dans Apple n'est pas si impressionnant. En effet, MS a alors plus de 9 milliards de $ de liquidité. De plus, la plateforme Mac génère plus de 300 millions de dollars par an pour MS, sauver le Mac est aussi dans l'intérêt de MS. 

L'accord est finalisé au téléphone 3h avant l'annonce publique au MacWorld. Quand l'accord est annoncé en public au MacWorld, cela ne se passe pas vraiment comme prévu. Bill Gates a refusé de prendre l'avion pour aller à l'autre bout du pays à Boston. À la place, son image sera projetée sur un écran géant grâce à une connexion satellite. Quand il apparait, les fans ne sont pas ravis, c'est le moins que l'on puisse dire. 

On les entend huer et on peut en voir se mettre la tête dans leurs mains de désarroi. Steve Jobs est obligé de rabrouer le public tel un maître d'école. Il faut dire que la mise en scène est plus que maladroite, elle a de quoi surprendre. Sur l'écran géant, Bill Gates surplombe la scène et Jobs apparait tellement petit en comparaison qu'il a l'air insignifiant. On ne peut s'empêcher de le comparer au Big Brother de la pub 1984.

Jobs dira plus tard que c'était une grave erreur de mise en scène, lui qui est généralement si méticuleux sur ce point. Il ne fera plus la même erreur. Pour expliquer son accord avec MS, il dit :

« C’est fou que les deux plus grands acteurs des ordinateurs de bureau ne puissent pas s’entendre. C’est un peu quand Nixon est allé en Chine. C’est la bonne chose à faire. D’un côté, les utilisateurs veulent la dernière version d’Office, mais d’un autre ils huent Gates, c’est vraiment stupide ». En finalisant leur accord, Jobs dit à Gates : « Merci pour ton soutien. Je pense que le monde est meilleur grâce à cela ». Il ajoute : « Nous devons nous enlever de l’esprit que pour gagner, Microsoft doit perdre. La bataille de l’ordinateur est finie. Et nous avons perdu ». Steve Jobs est prêt à tout pour sauver Apple, même s'il faut faire un accord avec le diable en personne.

Il ne faut pas oublier que l'accord est aussi très positif pour MS. En effet, cet accord sonne enfin la fin des poursuites judiciaires pour la copie de l'interface graphique, poursuites qui trainent depuis plus de 10 ans et MS en plus récupère des actions à bas prix.

D'ailleurs, pour la petite histoire, MS va revendre ses actions en 2003 pour 550 millions de dollars, plus que triplant sa mise de départ. Mais, et c'est cela qui devient intéressant, si Microsoft avait attendu, ses parts s’amoncèleraient en 2022 à plus de 120 milliards de $… Facile de dire cela aujourd'hui évidemment...

Bref, MS sort lui aussi gagnant de cet accord car celui-ci, d'une certaine manière, sauve la plateforme Macintosh et MS en a besoin. Pourquoi je dis que MS a besoin que la plateforme Mac reste en vie ? Tout simplement parce que la société de Bill Gates est poursuivie pour abus de position dominante. Or, si Apple met la clé sous la porte, Windows n'aurait aucun concurrent sur le marché des systèmes d'exploitation grand public. Nul doute alors que le gouvernement américain aurait eu plus de facilité à condamner le géant du logiciel et à le démanteler. On peut ainsi dire que cet accord a non seulement sauvé Apple, mais d’une certaine manière sauve aussi Microsoft.

Fin de la guerre des clones

La liste des choses à faire de Steve Jobs est sans fin. Il doit maintenant s'atteler aux clones, Steve Jobs a toujours haï l'idée des clones. Une des conditions pour être CEO était de pouvoir s'en débarrasser sans ménagement. 

Àcause de ces clones, la liste des Mac devient encore plus confuse. Et nous avons vu que rien que le catalogue d'Apple a de quoi vous donner une migraine. De plus, la qualité des clones n'est pas au rendez-vous des standards de Jobs et cela a au final un impact négatif sur Apple. Enfin, les clones sont une concurrence directe et Apple n'a vraiment pas besoin de ça. Et puis, il arrive que des clones soient vendus moins cher que les Mac vendus par Apple avec une configuration similaire (ou meilleure…). Les cloneurs doivent payer 50 $ par ordinateur vendu à Apple ce qui les pousse à vendre des ordinateurs haut de gamme pour rattraper ce surcoût, et c’est justement sur ce marché qu’Apple gagne de l’argent.

D'une certaine manière, il est donc assez logique que Steve Jobs décide de s'en débarrasser. Néanmoins, c'est sans doute la décision la plus couteuse qu'il ait pris alors qu'il est plutôt là avant tout pour faire des économies. En effet, pour arrêter les clones, ce n'est pas si facile. Les constructeurs ont un contrat que Jobs va essayer de contourner. Les contrats entre Apple et les cloneurs portent sur le système 7. Afin de leur couper l’herbe sous le pied, Apple sort Mac OS 8. Or, cette version au départ portait le nom de System 7.7, mais pour arrêter les clones, Jobs décide de le renommer afin que ceux-ci ne puissent pas en bénéficier. C’est une décision légalement discutable. À tel point qu’Apple négocie en secret avec les cloneurs en les payant grassement afin de ne pas être poursuivi.

Enfin, le plus gros cloneur, Power Computing qui avait 10% du marché des Mac, est racheté au prix fort par Apple pour 110 millions de $. Cupertino récupère alors certains ingénieurs partis d'Apple pour aller chez Power Computing.

Arrivée de Tim Cook

Comme nous l'avons à de multiples reprises abordé, Apple a un gros problème de gestion de stock et plus généralement de la chaîne logistique. Jobs le comprend et cherche une personne pouvant régler ce problème. Il embauche une première personne qui démissionne au bout de quelques mois, ne supportant pas le style un peu trop franc de Jobs. Pendant des mois, c'est Steve Jobs lui-même qui s'occupera de ce l'on appelle en anglais les opérations, tout en cherchant activement la perle rare.

Il jette son dévolu sur Tim Cook, un ancien de Compaq et d'IBM. Celui-ci refuse plusieurs fois des offres d'Apple. C'est alors que Jobs lui propose de le rencontrer personnellement afin de lui présenter la stratégie qu'il compte mettre en place à Cupertino. Il lui parle entre autres du nouvel ordinateur en développement qui deviendra l'iMac. Tim Cook est sous le charme et accepte la mission. Tout le monde lui déconseille de le faire. En effet, il a un très bon poste chez Compaq et Apple n'est pas dans sa meilleure forme. Cependant, Tim Cook ne les écoute pas et arrive chez Apple en mars 98. Son rôle va être capital : il doit mettre en place la refonte totale de la production et de la distribution de l'ensemble des produits Apple. Rien que ça. Sans compter que l'entreprise ne va pas bien et que la logistique est sans doute la partie la plus désorganisée de la société.

Tim Cook se met au travail et avec méthode fait des miracles. En 9 mois, il réduit le stock de 400 millions de dollars à 78 millions de dollars. En cela, il continue le travail amorcé par Gil Amelio. D'ailleurs, Jobs dira qu'il aura beaucoup appris auprès d'Amelio, notamment concernant la gestion de stock. En effet, Amelio a commencé avec plus de 2 milliards de dollars de stock pour le réduire à 400 millions, ce qui a impressionné Jobs. Fred Anderson aussi a été l'une des personnes qui a le plus appris à Steve Jobs sur le sujet. Le fait que le catalogue soit simplifié aide aussi à limiter les problèmes de stock.

Le travail de Tim Cook est si remarquable que Steve Jobs lui fera à partir de ce moment-là une confiance aveugle. Il s'appuiera énormément sur lui. Avant l'arrivée de Tim Cook, Apple possédait 3 usines, chacune produisant les produits pour sa zone géographique, du moins c'était l'idée au départ. Dans la réalité, les cartes mères produites à Singapour sont envoyées en Irlande pour être assemblées puis renvoyées à Singapour pour finaliser l'assemblage avant d'être vendues aux USA. C'est évidemment très inefficace et couteux.

Tim Cook prend la décision radicale de tout externaliser. Apple ne produira plus ses propres produits, la société n'aura plus d'usines. À la place, Cupertino travaillera avec des partenaires, la plupart en Chine, pour produire l'ensemble de sa gamme. Par exemple, l'iMac sera produit par LG, les PowerBook par Quanta Computer et les iBook par Alpha Top Corporation. Tim Cook va négocier avec une très grande fermeté avec les fournisseurs afin d'avoir les meilleurs prix. De plus, il leur demande de se rapprocher physiquement des usines d'assemblages pour une plus grande efficacité. En passant, il limite le nombre de fournisseurs.

Se faisant, Tim Cook récupère le surnom d'Attila le Hun du stock. Le nombre de jours moyen que passe un produit en stock passe de 30 à 6 jours. En 1999, cela passe à deux jours, battant le meilleur de l’industrie qui est Dell. Pour en finir avec le passé, des dizaines de milliers de Mac non vendus sont envoyés dans une décharge, tournant définitivement la page de l’ancien Apple.

Tim Cook fait maintenant partie de l'équipe de choc d'Apple. De nombreux éléments à la tête d'Apple viennent de NeXT : David Manovich qui s'occupe des ventes, Mitch Mandich qui s'occupe du marketing avec Phil Schiller, Jon Rubinstein qui s'occupe du matériel, Avie Tevanian qui s'occupe du logiciel. Le reste de l'équipe est formé par Fred Anderson qui s'occupe des finances et Jony Ive qui lui est à la tête du design. La plupart resteront plus de 10 ans chez Apple.

Vente directe sur Internet

Contrairement à de nombreux concurrents, comme Dell, Apple ne vend pas ses ordinateurs directement à ses clients sur Internet. Steve Jobs compte y remédier. Le projet est confié à un informaticien des ressources humaines, bizarrement, qui s'appelle Eddy Cue. Cue deviendra l'une des personnes les plus importantes d'Apple dans les années à venir mais pour l'instant ce n'est qu'un informaticien qui doit développer un prototype de site de ventes par Internet.

Eddy Cue est surpris de la tâche car il n'est pas spécialement compétent dans le domaine. C'est son patron qui, le choisissant, pense qu'il a le bon profil pour gérer Jobs. Néanmoins, Cue ne l’a jamais croisé et n’a aucune connaissance en e-commerce. Il se met alors à prendre conseil auprès du chef des ventes qui lui dit : « Donne tes meilleures idées à Jobs, mais au bout du compte, cela ne servira à rien : on ne fera jamais de site de vente directe, car cela rendrait fou de rage nos partenaires ».

Lors d'une réunion au sujet du site de ventes avec Jobs, Cue se prépare en apportant des feuilles de papier avec des impressions d'écran du prototype. Cue sait que Jobs déteste les présentations avec des diapositives à la PowerPoint et préfère des visuels imprimés. Comme à son habitude, Jobs regarde le prototype et dit laconiquement : this is shit, c'est de la merde.

Malgré cela, la réunion continue et Jobs écoute les avis des managers. Les problèmes sont nombreux : vendre des configurations modifiables liées à un système de production qui a été créé pour vendre des configurations standards, aucune recherche n’a été faite en amont pour savoir si les clients sont intéressés par un tel site et, surtout, cela a le potentiel de se mettre à dos tous les revendeurs et distributeurs partenaires existants d’Apple comme Best Buy ou CompUSA.

Le patron de Cue, Mandich, a suffisamment de bouteille pour éviter de dire quoi que ce soit. Il attend de savoir ce que pense Jobs quand un des managers dit directement au fondateur d'Apple : « Steve, tout cela ne sert à rien. On sait tous que tu ne vas pas le faire, sinon les distributeurs vont nous haïr ». Cue, moins expérimenté que Mandich, répond sans réfléchir : « Les distributeurs ? Nous avons perdu deux milliards de dollars l’année dernière ! Qu’est-ce qu’on en a à foutre des distributeurs ? ». Steve se lève et pointe alors le manager : « Toi, tu as tort ». Puis, pointant Cue : « Toi, tu as raison ».

Et c'est ainsi que le projet de site de ventes direct est lancé permettant aux clients de configurer eux-même leur ordinateur. Le jour de son lancement, le 29 avril 1998, Eddy Cue passe devant le bureau de Jobs en lui annonçant que plus d'un million de dollars a été vendu en juste 6 heures. Jobs répond : « Super. Imagine ce que l’on pourrait faire si nous avions de vrais magasins… » Déjà, Jobs a l’idée de créer des Apple Store. Et Cue se rend compte que Jobs ne sera jamais satisfait, ce qui lui fait penser qu’Apple est en entre de bonnes mains.

En 30 jours, c'est 12 millions de $ de CA qui sont générés par le site.

Un an plus tard, Jobs achète un produit sur Amazon et adore la facilité de paiement du site, notamment grâce à son bouton qui permet d'acheter en un seul clic. Il appelle alors la direction d’Amazon afin d'acheter le droit d’utiliser le brevet pour un million de dollars et l’applique immédiatement au site Web d’Apple.

Conclusion :

Entre 95 et 97, Apple perd la moitié de ses employés au cours de ses nombreuses vagues de licenciement. Imaginez le traumatisme pour les employés restant d'avoir vu un collègue sur deux se faire licencier. Sans compter qu'avant 95, il y a eu d'autres vagues de licenciements. Les survivants doivent se sentir bien seuls.

Bien que ce soit dur pour lui, Steve Jobs a le devoir de licencier pour le bien d'Apple. Il pense que s'il ne licencie pas un employé qu'il considère comme pas assez bon, il ne fait pas son travail. D'un autre côté, s'il pense qu'un employé est excellent, il fera tout pour le garder et il aura son appui indéfectible.

Le résultat est que les survivants au sein de la société se sentent comme investis d'une mission sacrée : ils ont le devoir de sauver Apple, quoi qu'il en coûte comme dirait l'autre.

Au MacWorld 98, soit 5 mois après l'annonce du retour de Steve Jobs en tant que iCEO, il a une bonne nouvelle. Alors qu'il fait semblant de sortir de scène, il se retourne et annonce des résultats financiers surprenants : Apple fait des bénéfices. Peu certes, 45 millions, mais des bénéfices tout de même. Je rappelle qu'en septembre 97 c'était plus d'un milliard de pertes et que la société était à 90 jours de la banqueroute.

La salle exulte, les applaudissements sont fournis. Pour la première fois depuis longtemps, il y a un espoir pour Apple. Tout compte fait, peut-être que la société peut être sauvée. 

Cependant, la réalité est un peu plus nuancée. Il est évident qu'une entreprise ne peut pas être sauvée en 5 mois. Même si les décisions prises par Jobs et Cook sont courageuses et efficaces, celles prises par Gil Amelio, le prédécesseur de Jobs, sont surtout les responsables. Jobs, d’une certaine manière, a fait dans la continuité. Ceci étant, personne ne dresse des lauriers à Amelio : pour tout le monde, c’est Jobs seul qui a sauvé Apple. Mais à mon sens, il doit partagé la responsabilité avec son prédécesseur.

Maintenant, Steve Jobs a le devoir de sortir un produit marquant pour montrer qu'Apple est encore capable de le faire.