Transcription épisode 5
Ceci est la transcription de l’épisode 5 de Nolotec Podcast.
Introduction
Dès 1979, Apple prévoit une gamme d'ordinateur pour les années à venir comme suit : l'Apple III pour le monde professionnel et le Lisa pour le grand public en remplacement de l'Apple II. Cette organisation ne cessera pas de changer au fur et à mesure du temps, tant les projets évoluent constamment.
Donc le Lisa doit être la suite spirituelle de l'Apple II : un ordinateur pour tout le monde. Enfin, ça, c'est le projet initial. Comme nous allons le voir, le Lisa va énormément changer au fil du temps. En effet, au tout départ, le Lisa devait être développé par Woz. Cependant, tout compte fait, il continue à développer l'Apple II puis, malheureusement, il est victime d'un accident d'avion, le rendant partiellement amnésique pendant des mois. Le projet est alors récupéré par un manager issu d'HP appelé John Couch.
Au début du projet, en 1979, le Lisa est prévu pour être un ordinateur avec un processeur 16 bits (évolution par rapport au processeur 8 bits l'Apple II) avec écran monochrome et un lecteur de disquette intégré, tout cela pour 2000$. Sa date de sortie est prévue courant 1981.
Le nom LISA
Avant d'aborder le développement de l'ordinateur en lui-même, nous sommes obligés de passer par la vie privée de Steve Jobs qui s'immisce régulièrement dans l'histoire d'Apple. En effet, comme nous l'avons abordé dans l'épisode précédent, sa petite amie de l'époque, Chris Brennan, tombe enceinte à la fin de l'année 1977.
Quand Brennan lui annonce sa grossesse, Steve Jobs refuse de croire qu'il est le père. N'oublions pas que nous sommes dans les années 70 dans le milieu hippie, le couple qu'il forme alors avec Brennan n'est pas vraiment exclusif. Il arrive que chacun parte plusieurs semaines de leurs logements et d'avoir une aventure. D'ailleurs, le couple n'en est pas vraiment un : leur histoire s'écrit en pointillé. Effectivement, quand elle devient co-locataire de Jobs et Kottke en 1977, cela fait 5 ans que leur histoire est terminée et ils venaient tout juste de devenir, comment dire, intimes physiquement.
Ceci étant, tous ceux qui les connaissent à l'époque sont formels : au moment de la conception supposé, Brennan n'a de relations sexuelles qu'avec Jobs et Jobs le sait. Cela ne l'empêche pas de dire que l'enfant n'est pas de lui ou encore qu'il est stérile.
Le caractère de Jobs est évidemment particulier. A l'époque, quand il y a un problème qu'il ne veut pas gérer, il a tendance tout simplement à l'ignorer, en pensant peut-être qu'il se règlerait tout seul. Il faut dire qu'il est encore jeune et manque de maturité. C'est ainsi malheureusement qu'il gère la grossesse de Brennan, en l'ignorant totalement. Il dira par la suite : "Je n'étais pas sûr que ce soit mon enfant, parce que j'étais à peu près sûr que je n'étais pas le seul avec qui elle couchait. Elle et moi ne sortions même pas vraiment ensemble quand elle est tombée enceinte. Elle avait juste une chambre dans notre maison."
Sans doute que Jobs n'est pas prêt à être parent, d'autant plus à ce moment-là où, professionnellement, tout s'accélère. Il est pour que Brennan avorte mais elle refuse. Cependant, bizarrement étant donné son histoire personnelle, Jobs refuse catégoriquement que Brennan fasse adopter l'enfant.
En mai 1978, Lisa Brennan voit le jour. Ironie de l'histoire, Jobs et Brennan ont 23 ans à ce moment-là, le même âge que les parents biologiques de Jobs à sa naissance. Néanmoins, Jobs ne connait pas encore l'histoire de ces parents biologiques à cette époque.
Même si Jobs refuse toujours de la reconnaître, il choisit le prénom du bébé avec Chris Brennan. Alors que la mère de Lisa veut un prénom à consonance bien hippie (du genre Rainbow, c'est-à-dire arc-en-ciel en français...), Jobs insiste pour qu'elle ait un prénom un peu plus classique afin qu'elle ne se fasse pas harceler à l'école.
Le comportement de Jobs est complètement ambivalent : d'un côté il refuse toujours de reconnaître Lisa comme sa fille, d'un autre côté il choisit son prénom et vient la voir de temps en temps.
Un an après la naissance, Jobs accepte enfin de faire un test de paternité. Brennan est surprise de ce changement d'avis. Sans doute accepte-t-il parce qu'Apple va entrer en bourse et qu'il souhaite régler l'affaire avant qu'il devienne excessivement riche. Même si Jobs conteste la validité du test (il dira même qu'un quart des hommes des États-Unis pourrait être le père de Lisa, comprenne qui pourra...), il est tout de même condamné par un juge à verser 385$ par mois à la mère de Lisa. C'est évidemment beaucoup moins que s'il avait dû attendre après l'introduction en bourse.
En parallèle de cette histoire, Jobs continue de travailler sur le projet du successeur à l'Apple II. Un jour, il annonce à l'équipe de développement que le nom de l'ordinateur sera Lisa pour, je cite : « Local Integrated Software Architecture ». Ne cherchez pas, cela ne veut absolument rien dire.
Jobs nie que c'est un hommage à sa fille, qu'il refuse de reconnaître je le rappelle, mais personne n'est dupe. Les ingénieurs sont un peu interloqués de la tournure des événements et décident d'en rire, chacun essayant de trouver un acronyme plus débile l'un que l'autre. Andy Hertzfeld en trouvera qui restera : « Lisa : Invented Stupid Acronym » ou encore « Let’s Invent Some Acronym » soit inventons un acronyme stupide.
Au final, Jobs reconnaitra sa fille Lisa bien des années plus tard. Elle ajoutera alors à son nom Jobs pour s'appeler Lisa Brennan-Jobs.
D'autres noms sont à l'étude en concurrence avec celui de Lisa. Les noms Apple IV ou encore Apple 400 sont proposés. Cependant, comme le Lisa doit être un ordinateur grand public, les dirigeants souhaitent un nom moins technique comme par exemple Applause (applaudissement en anglais) ou Esprit (même si ce dernier est déjà déposé par la marque de voiture Lotus).
Finalement le nom Lisa restera, justement par qu'il coche toutes les cases : il est original, simple, familier et il ne ressemble pas à un nom d'ordinateur.
Jobs admettra bien des années plus tard qu'évidemment le nom de l'ordinateur faisait référence à sa fille.
Les débuts du développement sont difficiles. Personne ne sait vraiment ce que doit être cet ordinateur, il n'y a pas de vision claire, mis à part le fait qu'il doit être un ordinateur construit autour d'un processeur 16 bits.
Il y a beaucoup d'hésitations entre faire un ordinateur simple et classique qui sera la suite de l'Apple II ou faire un ordinateur totalement nouveau pour préparer l'avenir. La plupart des ingénieurs ne sont pas vraiment motivés pour faire un ordinateur simple et pas cher, cependant ils ne savent pas non plus ce que doit être le Lisa si ce n'est pas une suite de l'Apple II. Le projet, donc, patauge.
De nombreuses personnes, comme Jef Raskin et Bill Atkinson, conseillent à Jobs d'aller faire un tour dans un laboratoire de recherche appelé Xerox Parc. Ils disent que le futur de l'industrie informatique se construit là-bas et qu'il ferait bien de s'en inspirer.
Jobs est dubitatif, pour lui les meilleurs ingénieurs sont chez Apple, tous les autres sont des tocards. D'autant plus que le plus fervent défenseur du travail du Xerox Parc, Jef Raskin, n'a pas les faveurs de Jobs. Il le considère comme une personne trop théorique dans son approche de l'informatique, et le traite aussi, en passant, de "shithead who sucks". Franchement, comment traduire cela ? DeepL me propose "un connard qui craint", mais je trouve qu'on perd un peu à la traduction, bref. Raskin, dont on parlera plus en détails dans un prochain épisode, Raskin donc sent que Jobs ne l'aime pas, alors il demande à son ami Atkinson de le convaincre car lui s'entend bien avec le co-fondateur. Au bout de quelque semaines, Jobs est convaincu par Atkinson et décide d'aller voir ce qui se trame chez Xerox Parc.
Pour les différentes visites, Jobs décide d'être accompagné par des ingénieurs de l'équipe du Lisa comme, entre autre, Atkinson.
Nous sommes en décembre 1979 et plus rien ne sera jamais comme avant.
Visites au Xerox PARC
Le PARC de Xerox PARC veut dire Palo Alto Research Center. Comme son nom l'indique, c'est un laboratoire de recherche du géant de la photocopie Xerox qui se trouve à Palo Alto dans la Silicon Valley.
Créé en 1970 par Xerox, ce laboratoire de recherche a été créé car le numéro un de la photocopie a peur que le photocopieur devienne obsolète à cause de l'informatique du futur et du zéro papier. L'objectif du Xerox PARC est donc d'anticiper cela et d'imaginer le bureau du futur. Si le photocopieur doit devenir obsolète, autant qu'il le soit par des produits faits par Xerox. Xerox veut être le leader de l'industrie du bureau du futur.
Le laboratoire est installé à Palo Alto en Californie au cœur de la Silicon Valley. C'est là que les plus brilliants cerveaux de l'informatique sont concentrés. Ceci étant, la direction de Xerox est à New-York, de l'autre côté des USA. Là encore, comme on l'a vu avec Jobs et Sculley, les deux cultures sont diamétralement opposées. Autant le sérieux est de mise à NY avec ses dirigeants en costume et rasés de près, tous venant des universités centenaires de la Ivy League, autant Xerox Parc, c'est un petit peu différent. L'organisation y est très libre et contraire à ce qui est fait dans tout Xerox : il n'y a pas de hiérarchie ni de bureaucratie. La plupart des employés sont jeunes (la moyenne d'âge est en dessous des 25 ans) et sont pratiquement tous issus de la contre-culture. L'ambiance est plus aux T-Shirt des Grateful Dead et aux belles barbes donc.
Parmi ses visionnaires, Alan Kay fait parti des personnes les plus importantes du laboratoire. Il a deux adages qui vont être les deux lignes directrices de l'informatique et d'Apple en particulier. Premièrement, il dit que le meilleur moyen de prédire l'avenir est de l'inventer. Deuxièmement, il ajoute que ceux qui sont sérieux à propos de leur matériel doivent faire leurs propres logiciels. Maxime qu'Apple aura à cœur de démontrer alors que toute l'industrie ne cessera de différencier le matériel et le logiciel. Par exemple, tous les PC utilisent du matériel hétéroclite mais le même système d'exploitation, Windows.
Pour avoir une image précise en tête du genre d'ambiance au sein du Xerox Parc, imaginez les réunions. Elles se font dans une grande salle sans table ni chaise. Oui, vous avez bien entendu, une réunion sans table ni chaise. Alors comment cela se passe ? C'est simple, tous les employés sont assis sur des immenses poufs très confortables. Dans l'air flotte des volutes de fumées de cannabis. Oui, ces jeunes sont aussi des consommateurs réguliers de drogues à la mode comme donc le cannabis mais aussi les champignons hallucinogènes et le LSD.
Là aussi, je doute que cela se passe de la même manière chez Xerox à New-York.
Donc, chez Parc, il y a un environnement propice aux expérimentations qui leur permet d'imaginer le futur. Et ils y arrivent, notamment avec l'ordinateur au nom d'Alto. Créé en 1973, 10 ans avant le Lisa, il intègre tout ce qui fera l'ordinateur personnel du futur : comme par exemple une souris qui manipule une interface graphique. Contrairement aux ordinateurs de l'époque qui au niveau de l'interface manipulent uniquement des caractères, ici l'Alto manipulent des pixels, permettant un affichage plus fin et haute résolution, enfin haute résolution pour l'époque et par rapport à ce que se fait à ce moment-là, rien à voir avec le HD d'aujourd'hui. Évidemment, ce qu'on appelle alors le bitmapping est très gourmand en ressources processeur et en mémoire. L'Alto est aussi connecté en réseau avec d'autres Alto ainsi qu'à l'ancêtre d'Internet, Arpanet.
Mais l'Alto n'est qu'un prototype, certes produit à plusieurs milliers d'exemplaires, mais un prototype quand même. Et puis, il coûte un véritable fortune car chaque exemplaire est fait sur commande pratiquement à la main. Il vous faut plus de 100 000$ pour en avoir un.
Impossible donc en l'état d'imaginer avoir une entreprise où les employés utilisent tous un Alto car le budget est bien trop important. Les dirigeants du PARC n'ont jamais réussi à convaincre la direction new-yorkaise de Xerox de l'utilité de leurs inventions . Certains ingénieurs sont d'ailleurs assez démotivés de travailler sur des idées fantastiques mais qui ne mènent finalement à pas grand-chose car aucun produit ne se retrouve sur le marché.
C'est à ce moment-là que Steve Jobs entre en scène. La légende dit que Jobs est venu chez Xerox PARC et a tout copié pour ensuite intégrer tout ce qu'il a vu dans le Lisa puis le Macintosh. La réalité est différente : Jobs fait un marché avec Xerox. Il négocie de pouvoir faire deux visites au Xerox PARC mais ce ne sera pas gratuit. En effet, afin de pouvoir faire ces visites, Xerox demande à investir dans Apple, pour 1 million de dollars. Cet investissement est conséquent car il arrive avant l'entrée en bourse de la société, un accord donc d'autant plus intéressant que la valeur d'Apple va monter en flèche.
C'est donc un accord gagnant-gagnant comme dirait Ségolène Royal.
Jobs aurait dit à Xerox lors de la négociation de l'accord : je vous laisse investir un million de dollars dans Apple si vous ouvrez le kimono du PARC. Charmante image.
Xerox accepte et achète 100 000 actions à 10$ pièce. Au moment de l'introduction en bourse, le million se transforme en 17 millions.
Ainsi, Jobs n'est pas le vilain pirate qui va piller son voisin qui a tout inventé, Xerox aussi a beaucoup gagné dans l'affaire. Cependant, en regardant ce qui a été fait à partir des éléments vu dans les visites, on peut se dire qu'Apple a été largement gagnant et que la société a réussi à tirer plus d'un million voir même 17 millions de dollars de ce qui a été vu au PARC.
L'accord entre Xerox et Apple convient de deux visites au cours desquelles leur sera montré 3 technologies : le langage de programmation objet SmallTalk, l'interface graphique bitmap sur l'Alto et l'organisation d'ordinateurs en réseau.
La premièrevisite ne se passe pas bien. En effet, certains ingénieurs du PARC sont réticents à l'idée de montrer leurs joyaux à ceux qu'ils ne considèrent que comme des bricoleurs du dimanche. Ils ont aussi peur que leurs idées soient volées par les pirates d'Apple. Parmi les ingénieurs d'Apple présents, certains ont travaillé au Xerox PARC ou ont lu les différentes publications de recherche du laboratoire et ainsi savent ce qu'il est intéressant de voir. Ils indiquent à Jobs que Xerox ne joue pas le jeu et qu'il y a des choses plus intéressantes qui sont cachées. Logiquement, Jobs n'est pas content, il a l'impression qu'on le prend pour un couillon et il n'aime pas qu'on le prenne pour un couillon. Donc il appelle directement la direction de Xerox pour se plaindre, avec délicatesse comme on peut le deviner. Quelque jours plus tard, il revient chez Xerox Parc et cette fois-ci, on lui montre tout. Apparemment, certains chez PARC se sont pris un savon de la part de leurs patrons.
Ce qui marquera le plus Jobs et ses ingénieurs est l'interface graphique sur un écran bitmap manipulé à la souris. Bouche bée, Jobs hurle : « Mais pourquoi vous ne le vendez pas ? C’est le plus grand truc de tous les temps ! C’est révolutionnaire ! Vous êtes assis sur une mine d'or ! ». Jobs ne tient pas en place tellement il est excité par ce qu'il voit. Il saute partout, hurle, il est sidéré.
Jobs dira : ce jour-là, j'ai vu le futur de l'informatique.
Je vous disais que certains ingénieurs étaient un peu démotivés chez Xerox PARC. C'est un peu le cas de Larry Tesler, qui est la personne faisant la démonstration. Il a en fait beaucoup de démonstrations similaires mais jamais il n'y avait eu de réactions aussi démonstratives et emballées. De plus, il est agréablement surpris par la pertinence des questions des ingénieurs d'Apple. Il les prenait pour des personnes pas au niveau, ils sont en fait très bons. Avant même la fin de la démo, Tesler prend la décision d'aller travailler chez Apple, car il pense qu'ils sont les seuls capable de mettre en pratique une partie de ce qui a été inventé par Xerox PARC. La motivation de Steve Jobs, co-fondateur, le rassure aussi. Il voit une des personnes les plus hauts placés de l'entreprise emballée par les technologies du Parc, lui démontrant ainsi qu'il y a plus de chances que ces technologies se retrouvent dans un produit que chez PARC où la direction de Xerox ne comprend rien à ce qui est fait à Palo Alto.
Larry Tesler deviendra une personne très importante au sein d'Apple et finira vice-président. Il est connu pour avoir inventé le copier/coller mais il a fait encore beaucoup plus que cela : il a inventé le premier logiciel de traitement de texte Gypsy, il a travaillé sur le premier langage de programmation objet appelé SmallTalk et j'en passe. Un géant de l'informatique donc tristement disparu en 2020.
LISA par XEROX
La visite chez Xerox Parc permet aux membres de l'équipe du Lisa de savoir exactement ce qu'ils veulent faire. Ils ont vu le futur de l'informatique, à eux la tâche de l'amener sur le marché pour que le plus grand nombre puisse en profiter.
Le projet change totalement : finie l'idée de suite de l'Apple II, le Lisa doit être un nouvel ordinateur révolutionnaire qui utilise les technologies vues chez Xerox Parc. D'ailleurs, de nombreux ingénieurs du Xerox PARC démissionnent pour aller travailler chez Apple, dans l'espoir de voir enfin un produit avec leurs technologies arriver sur le marché.
Au retour de la dernière visite, Jobs demande à Atkinson combien de temps cela prendrait pour implémenter ce qu'il a vu chez Xerox sur le projet Lisa. Atkinson répond : je ne sais pas, peut-être 6 mois ? On retrouve la difficulté à évaluer les temps de développement et la loi de Hofstadter a encore frappé : cela prendra presque 4 ans...
Cette nouvelle direction remotive Jobs qui demande alors à être nommé à la tête du projet. Il veut depuis longtemps pouvoir faire son propre ordinateur, comme Woz l'a fait avec l'Apple II. Il a cru pouvoir le faire avec l'Apple III mais ce fut un échec. Il demande alors à Scott de le nommer à la tête de l'équipe Lisa. Scott refuse car il ne supporte pas Jobs, comme on a pu le voir dans les épisodes précédents. Outre cela, il ne pense pas que Jobs puisse être un bon manager. Il le transfère tout de même dans l'équipe Lisa mais pas à sa tête, histoire d'avoir aussi un peu la paix...
Cela n'empêche pas Jobs d'essayer de prendre le pouvoir mais le chef de projet, John Couch, n'est pas né de la dernière pluie et ne se laisse pas faire. C'est un vétéran de l'industrie et il en a vu d'autres. De plus, les ingénieurs sont tous fidèles à Couch et le soutiennent, ils n'ont aucune confiance en Jobs.
Au bout de quelque mois, à bout, John Couch demande à son CEO de gérer le problème Jobs qui est de plus en plus intenable.
Scott est alors obligé de dire à Jobs de quitter le projet Lisa. Jobs est humilié, c'est la deuxième fois qu'il est viré d'un projet et il a la rancune tenace. Jobs en voudra à mort à l'équipe Lisa pour cette humiliation et les fera payer.
Même sans Jobs, le projet a du mal à avancer. En effet, il est décidé que le Lisa sera un ordinateur tout-en-un. L'utilisateur n'aura rien à ajouter, tout doit se trouver de base dans le Lisa, même au niveau logiciel, une première. L'équipe développe une suite de 7 logiciels, appelés Lisa Office System, livré avec l'ordinateur : un logiciel de traitement de texte, un tableur, un gestionnaire de projet, deux logiciels de dessin et un logiciel de terminal.
Il faudra attendre 2013 pour avoir la même chose sur le Mac quand Keynote, Pages et Numbers seront livrés gratuitement avec chaque Mac neuf aux côtés de iPhoto, iTunes, GarageBand et autres.
C'est une bonne idée en soi d'avoir un ordinateur prêt à l'emploi dès sa première utilisation mais cela demande beaucoup de temps de développement et des ressources supplémentaires, faisant augmenter d'autant les coûts de développement.
Généralement, à la création d'un ordinateur, l'équipe donne des outils de développement aux développeurs leur permettant d'écrire leurs propres applications. C'est ainsi que VisiCalc par exemple a vu le jour. Pour le Lisa, l'idée folle était de se dire qu'il n'aura pas besoin d'applications tierces car tout sera intégré, même s'il sera possible évidemment d'installer d'autres applications que celles fournies.
Un ingénieur de l'équipe Lisa dira plus tard : « Nous étions fous. Pour tout le monde, le Lisa est devenu un fourre-tout. On voulait qu’il fasse tout ce qui était possible à l’époque et les coûts ont explosé les 2 000 $ de départ pour la machine ».
Beaucoup critiquent Apple en disant qu'ils n'ont rien inventé, dans notre cas ici que le Lisa n'est qu'une pâle copie de l'Alto. Ce n'est pas si simple. Innover et inventer sont une chose, mais l'exécution est aussi importante. L'Alto, en l'état, était impossible à utiliser pour un utilisateur lambda, il était bien trop complexe. L'Alto et le Lisa ne se ressemblent absolument pas. Les ingénieurs de Cupertino essaieront de simplifier au maximum ce qui a été inventé chez Xerox Parc pour rendre le Lisa le plus facile à utiliser.
Par exemple, la souris à trois boutons de l'Alto coutait très cher et tombait souvent en panne. Le Lisa aura une souris très simple avec un seul bouton qui est en plus robuste et abordable (elle coute 15$ soit 20 fois moins que celle de l'Alto) et, conformément aux demandes de Jobs, elle fonctionne sur toutes les surfaces, comme le formica et son jean.
Autre élément, les fenêtres du Lisa peuvent passer au-dessus les unes des autres, ce que ne proposait pas l'Alto. Détail intéressant, ce chevauchement des fenêtres est dû à la mauvaise mémoire de Bill Atkinson. En effet, il croyait l'avoir vu chez Xerox et s'est battu pour essayer de le programmer, or les ingénieurs de Xerox ne l'ont jamais fait, Atkinson avait juste cru l'avoir vu.
Autre amélioration du Lisa : le défilement est fluide alors qu'il était saccadé, ligne par ligne, sur l'Alto. Tout cela sera encore plus affiné sur le Macintosh.
Dernier élément intéressant du Lisa, toute son interface est traduite en plusieurs langues. Le marché international est de plus en plus important pour Apple, notamment le marché français et japonais. Le Lisa innove en intégrant la traduction de tous les éléments à l'écran, les textes étant stockés dans de fichiers spécifiques facilement traduisibles. Ainsi, inutile de reprogrammer une application pour l'avoir dans une autre langue. C'est encore ainsi que les logiciels sont localisés dans les derniers systèmes d'exploitation.
Grâce à cela, quelques mois après sa sortie, le Lisa a ses logiciels et son interface traduites en français, allemand, italien et espagnol. Outre la traduction, le Lisa adapte en fonction de la langue du système son clavier (qui passe de Qwerty en Azerty en français par exemple) ainsi que l'affichage du format des dates, des distances (miles ou kilomètres) et des devises.
Le pillage des idées du Xerox PARC est souvent décrit comme le plus grand casse de l'histoire de l'informatique. Jobs, toujours un brin provocateur, confirmera d'ailleurs en lançant la phrase connue : "Picasso avait un dicton - 'les bons artistes copient, les grands artistes volent' - et nous avons toujours volé les grandes idées sans vergogne."
Une autre façon de voir les choses est que Xerox était complètement à côté de la plaque. Ce n'est pas tant un casse de la part d'Apple qu'un raté complet de la part de Xerox. Xerox aurait pu être le leader de l'ordinateur personnel mais a refusé de le faire.
Enfin, pas complètement. A la suite de la visite de Jobs et de la fuite des cerveaux, Xerox va essayer de les coiffer au poteau en sortant un ordinateur appelé le Xerox Star en 1981. Enfin, si l'on veut être exact, le nom de l'ordinateur est le Xerox 8010 Information System. Xerox Star est le nom du logiciel bureautique vendu avec la machine. Cependant, tout le monde a gardé le nom Xerox Star pour l'ordinateur car c'est un nom plus facile à retenir.
Le Xerox Star, donc, est censé être la version grand public de l'Alto. Il propose une interface graphique avec écran bitmap une utilisation de fenêtres, de dossiers, d'icônes et tout cela manipulée par une souris. Mais rien ne va : il faut plusieurs minutes pour sauvegarder certains fichiers, il coûte plus de 16 000$ et a besoin de fonctionner sur un réseau. Pour mettre tout cela en place, il faut dépenser plus de 50 000$. Évidemment, il n'a pas eu de succès : 25 000 seront vendus.
Au final, la direction de Xerox n'est pas intéressée par l'informatique. Ils veulent juste de meilleurs photocopieurs et éventuellement sortir une machine à traitement de texte pour concurrencer ceux de Wang Laboratories.
Jobs n'est pas impressionné par le Xerox Star, c'est le moins que l'on puisse dire. Il sait qu'il peut faire mieux pour moins cher. Il cherche néanmoins à débaucher un maximum de personnes de chez Xerox. Par exemple, avec son tact naturel, il dit à Bob Belleville qui a designé le matériel du Xerox Star : tout ce que tu as fait dans ta vie est de la merde, alors pourquoi ne viens-tu pas bosser pour moi ? Ce qu'il fera lui et plein d'autres.
Cependant le Xerox Star est quand même impressionnant. Par exemple, son écran a une résolution dingue pour l'époque de 1024*808 pixels, à comparer avec celle du Lisa qui sortira deux ans plus tard qui fait du 720*364, soit trois fois moins de pixels.
L'échec du Xerox Star marque un peu la fin du Xerox PARC. Ceux qui ne partent pas pour Apple iront par exemple chez Microsoft pour travailler sur Windows et sur Word.
Le Lisa sort en juin 1983 avec un prix de 9995€. C'est John Sculley, alors nouveau CEO d'Apple, qui décide du prix exorbitant de la machine. En effet, il veut rembourser les millions de dollars dépensés en recherche et développement dans le Lisa. L'ordinateur se vend bien pendant 6 mois puis les ventes chutent brutalement. À partir de 1984, c'est le calme plat. Le marché pour un ordinateur de 10 000$ est sans doute saturé et puis c'est aussi en 1984 que le Macintosh est annoncé, très proche du Lisa pour 4 fois moins cher. Des rumeurs, dès la fin de l'année 1983, annonçaient déjà un baby-Lisa beaucoup moins cher, de quoi faire patienter les potentiels acheteurs.
Outre son prix, le Lisa n'est pas exempt de défaut. Il est lent : tout prend du temps car le processeur est sous-dimensionné. Les clients se plaignent du manque de logiciels de la plateforme. Evidemment, la décision d'intégrer beaucoup de logiciels au Lisa va jouer au final en sa défaveur. En effet, cela va dissuader les développeurs de programmer des applications sur la plateforme étant donné qu'elle n'en avait pas besoin.
Autre reproche fait régulièrement à la machine, le fait qu'elle ne soit pas compatible avec l'IBM-PC qui va commencer à devenir le standard en informatique.
Néanmoins, il faut admettre à quel point le Lisa est en avance sur la concurrence. Par exemple, son système d'exploitation a une mémoire protégée (qui arrivera sur Mac OS X 18 ans plus tard, oui j'ai bien dit 18 ans), il gérait aussi le multitâche coopératif, le Lisa a aussi un écran haute résolution afin d'exploiter son affichage bitmap et enfin, le système enregistre automatiquement son état et ses applications. C'est à dire que si l'ordinateur est éteint, quand il se rallume, les applications et documents qui étaient ouverts sont relancés au démarrage pour retrouver son ordinateur exactement comment on l'avait laissé. On retrouvera cette possibilité avec Mac OS Lion 28 ans plus tard.
Même si au final le Lisa est considéré comme un échec, on peut avoir une analyse un peu plus fine. Certes, il ne s'est vendu que 20 000 Lisa la première année. Cependant, cela fait tout de même un chiffre d'affaires de près de 200 millions de dollars avec des bénéfices annoncés de proches de 100 millions.
Tout cela pour un ordinateur considéré comme cher, lent et incompatible avec toutes les autres machines du marché. Mais le Lisa est considéré tout de même comme un échec car Apple avait prévu un chiffre d'affaires de l'ordre de 300 millions.
Cependant, tout le travail fait sur le Lisa ne sera pas perdu. On retrouvera énormément de ses caractéristiques sur le Macintosh.
Le risque d'être riche
Faisons une petite parenthèse pour raconter une anecdote sur le développement du Lisa. Grâce à l'entrée en bourse de la société, de nombreuses personnes au sein d'Apple deviennent riches du jour au lendemain. Du coup, elles commencent à avoir des hobbies de riche. Or, certains de ces hobbies sont plus dangereux que d'autre. Par exemple, Woz se prend de passion pour le pilotage d'avion. Il commence ainsi à prendre des cours de pilotage et le 7 janvier 1981, malheureusement, a un sérieux accident au décollage. Il est admis à l'hôpital pour traumatisme crânien.
Le diagnostic est sérieux : il souffre de ce qu'on appelle d'une amnésie antérograde, c’est-à-dire que son cerveau n'arrive plus à se créer de nouveaux souvenirs. De plus, il ne se rappelle pas des circonstances de l’accident, ni de son nom d'ailleurs. Bref, c'est extrêmement sérieux.
Certains disent que Woz ne sera plus vraiment le même après cet accident. Heureusement pour lui, Woz retrouvera la mémoire et ira bien par la suite.
Un an plus tard, c'est Bill Atkinson, développeur star sur le Lisa, qui a un grave accident au volant de sa Corvette (nul doute qu'il n'aurait pas conduit aussi vite au volant d'une Renault 5, quand je vous dis qu'être riche est dangereux). Sa voiture de sport s'est encastrée dans l'arrière d'un camion, arrachant le toit et le blessant à la tête. Il s'en est fallu de peu...
Atkinson a perdu connaissance et se réveille à l'hôpital avec Jobs à son chevet. Le co-fondateur se rappelle forcément de l'accident de Woz et tout le monde fait le lien. En effet, Atkinson est indispensable au développement du Lisa et de son interface graphique.
C'est lui seul qui développe la technologie QuickDraw qui permet de gérer tout l’affichage du Lisa puis du Macintosh. Sans cela, les deux machines ne peuvent pas avoir d’interface graphique et personne n’a le génie d’Atkinson pour continuer son travail. L’un des éléments importants de QuickDraw est la gestion de région, c’est-à-dire de zones de l’écran que le développeur doit définir afin de gérer les intersections d’éléments dessinés sur l’écran. En 1982, QuickDraw est encore en pleine évolution et Atkinson en est le seul développeur. Quand il se réveille à l'hôpital, Jobs lui demande : « Tout va bien ? On se faisait beaucoup de soucis pour toi ». Atkinson, voyant l’inquiétude dans les yeux de son patron, et le connaissant par cœur, lui répond : « T’inquiète Steve, je me rappelle toujours des régions », lui signifiant ainsi que, contrairement à Woz, il n’a pas perdu la mémoire et pourra continuer le travail comme si de rien n’était.
Fin de vie du Lisa
John Sculley doit décider ce qu'il doit faire du Lisa quand le Macintosh sort. Il pense pouvoir l'utiliser afin d'aider à l'adoption du Mac. En effet, depuis l'échec cuisant de l'Apple III, Sculley réorganise Apple autour de deux lignes de produit : l'Apple II et le Macintosh. L'Apple II permet à la société de vivre mais le futur est le Mac.
Sculley décide alors de continuer de vendre le Lisa mais comme un Mac haut de gamme. Effectivement, contrairement au Macintosh, le Lisa a un disque dur et a un méga octet de mémoire (contre 128ko pour le Mac). Cela lui permet d'être compatible avec le Macintosh en exécutant des logiciels pour le Mac.
Pour cela, il faut quand même changer le lecteur de disquette Twiggy de 5 pouces un quart pour récupérer celui du Mac de 3,5 pouces. Reste à développer le logiciel MacWorks XL qui permet de rendre le Lisa compatible avec le Mac.
Ce Lisa modifié aura pour nom le Macintosh XL, présenté comme la version haut de gamme du Macintosh. Il est vendue pour 3 995 $ (soit presque le double que le Mac mais moins de la moitié du prix de lancement du Lisa) et sortira en 1985.
Cela fonctionne, les ventes ont triplé mais le Macintosh XL est tout de même abandonné rapidement. Sculley a dit par la suite qu'Apple aurait perdu trop d'argent en augmentant la production pour répondre à la nouvelle demande étant donné les coûts de production. Son abandon laisse un vide de huit mois dans la gamme de produits haut de gamme d'Apple jusqu'à l'arrivée en 1986 du Macintosh Plus.
De nombreux Lisa auraient été enterrés (on parle tout de même de 2700 machines) dans une décharge de l'Utah en 1989, comme c'était l'habitude en ce temps. A l'époque, on savait recycler. Si cela peut choquer, il était courant de jeter ses produits quand ils étaient dépassés technologiquement ou qu'il n'était plus possible de les vendre. Ce faisant, les entreprises récupéraient des crédits d'impôts qui pouvaient être de l'ordre d'un tiers de la valeur des produits. Si ces histoires d'électronique jeté dans des décharges à ciel ouvert vous intéresse, je vous ai mis des liens dans la description. Il y a notamment l'histoire fascinante du jeu vidéo ET sur l'Atari 2600 qui est devenue mythique.